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Pour le Kaw-djer, il en allait autrement. La réapparition de Sirdey, les conciliabules probables entre les deux hommes, la réfection de la palissade, et enfin cette demande de Patterson qui montrait son désir de ne pas quitter son enclos et d’en éloigner les autres, tous ces faits convergeaient et tendaient à prouver… Mais non, ils ne prouvaient rien, en somme. Tout cela n’était pas suffisant pour incriminer l’Irlandais. On ne pouvait que redoubler de prudence et veiller au grain plus attentivement que jamais.

Ignorant des soupçons qui pesaient sur lui, Patterson continuait tranquillement l’œuvre qu’il avait commencée. Les pieux se redressaient, s’ajoutaient les uns aux autres. Les derniers furent enfin plantés dans l’eau même de la rivière et rendirent l’enclos impénétrable aux regards.

Au jour fixé par lui, le quatrième après sa seconde entrevue avec Sirdey, ce travail était achevé. En loyal commerçant il avait tenu ses engagements à bonne date. Les acheteurs n’avaient plus qu’à prendre livraison.

Le soleil se coucha. La nuit vint. C’était une nuit sans lune pendant laquelle l’obscurité serait profonde. Derrière la palissade de son enclos, Patterson, fidèle au rendez-vous, attendit.

Mais on ne saurait penser à tout. Cette clôture si opaque qui le mettait à l’abri des regards des autres, mettait en même temps les autres à l’abri des siens. Si nul ne pouvait voir ce qui se passait chez lui, il ne pouvait pas voir davantage ce qui se passait à l’extérieur. Fort attentif à surveiller le bord opposé de la rivière, il ne s’aperçut donc pas qu’une troupe nombreuse cernait silencieusement son enclos, ni que des hommes prenaient position aux deux extrémités de la palissade.

L’achèvement des travaux de Patterson avait été, pour le Kaw-djer, le signal du danger. En admettant que l’Irlandais projetât quelque traîtrise, l’heure de l’action ne tarderait pas à sonner.

Il était près de minuit, quand dix premiers Patagons, ayant traversé la rivière à la nage, abordèrent dans l’enclos. Personne n’avait pu les voir, ils le croyaient tout au moins. Derrière eux, quarante guerriers, et, derrière ces quarante guerriers, toute la horde suivait. Peu importait qu’elle fût découverte avant d’avoir atterri tout entière, pourvu qu’assez d’hommes eussent passé à ce moment pour donner à leurs frères le temps de passer à leur