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Espacés de trente en trente mètres au sommet des épaulements et sur la berge de la rivière, ils surveillaient les environs et devaient appeler à leur aide au premier signe de danger. Cent soixante-quinze hommes, armés du reste des fusils et massés au cœur de la ville, se tenaient en réserve, prêts à se porter du côté où l’alarme serait donnée. Le surplus de la population dormait pendant ce temps. Tous les citoyens figuraient à tour de rôle dans ces trois groupes.

La défense n’aurait pu être mieux organisée. En avant, la ligne de couverture formée par les cinquante sentinelles que relevaient à intervalles fixes les cent soixante-quinze hommes de la réserve centrale. En troisième plan, le reste des Libériens, qui ne seraient pas longs à prêter main forte à la moindre alerte. Ces derniers, il est vrai, ne possédaient guère, en fait d’armes offensives, que des haches, des barres d’anspect ou des couteaux, mais ces armes n’eussent pas été négligeables dans le cas d’un assaut amenant un combat corps à corps.

L’obligation de la garde était générale. Personne ne pouvait s’y soustraire. Patterson y était donc astreint comme les autres. D’ailleurs, quels que fussent ses sentiments, il avait paru se résigner de bonne grâce à cette corvée, et, en vérité, ses pensées intimes étaient si contradictoires qu’il eût été incapable de dire s’il en était fâché ou satisfait.

Pendant ses heures de faction, il réfléchissait à ce problème, et, pour la première fois de sa vie, il faisait de l’analyse.

L’animosité qu’il avait conçue contre ses concitoyens, contre la ville de Libéria, contre l’île Hoste tout entière, était toujours aussi vivante au fond de son cœur, et il lui semblait dur, par conséquent, de contribuer dans une mesure quelconque au salut de gens qu’il exécrait. Considérée à ce point de vue, sa faction l’exaspérait.

Mais la haine ne venait qu’en troisième ligne chez Patterson. Pour la haine franche, comme pour l’amour véritable, il faut des cœurs ardents et vastes, et l’âme étriquée d’un avare ne saurait loger d’aussi amples passions. Après la cupidité, le sentiment dominant chez lui, c’était la peur.

Or, son sort étant lié à celui de ses concitoyens, et tous les Libériens étant solidaires, la peur lui conseillait d’étouffer sa haine. S’il lui eût été agréable de voir flamber une ville qu’il