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monde est, pour le moment du moins, un rêve irréalisable. Il y en avait donc à Libéria.

Outre les paresseux, qui formaient, bien entendu, le gros de cette armée, on y comptait ceux qui n’avaient pas réussi à sortir de l’ornière, ou qui, après en être sortis, y étaient retombés pour une cause quelconque. Les uns et les autres rendaient, comme c’est l’usage, l’administration de la colonie responsable de leur déception. À ce premier noyau, venaient s’ajouter ceux que leur tempérament entraînait à se nourrir de verbiage, les politiques purs, ceux-ci professant ces mêmes doctrines, considérées malheureusement d’un point de vue moins élevé, qui avaient eu jadis les préférences du Kaw-djer, ceux-là communistes à l’exemple de Lewis Dorick, ou collectivistes selon l’évangile de Karl Marx et de Ferdinand Beauval.

Ces divers éléments, quelque hétérogènes qu’ils fussent, s’accordaient très bien entre eux, pour cette raison qu’il ne s’agissait que de faire œuvre d’opposition. Tant qu’il n’est question que de détruire, toutes les ambitions s’allient aisément. C’est au jour de la curée que les appétits se donnent libre carrière et transforment en implacables adversaires les alliés de la veille.

Pour le moment, l’accord était donc complet, et il en résultait une agitation, d’ailleurs superficielle, qui, au cours de l’hiver, se traduisit par des réunions et des meetings de protestation. Les citoyens présents à ces séances n’étaient jamais très nombreux, une centaine tout au plus, mais ils faisaient du bruit comme mille, et le Kaw-djer les entendit nécessairement.

Loin de s’indigner de cette nouvelle preuve de l’ingratitude humaine, il examina froidement les revendications formulées, et, sur un point tout au moins, il les trouva fondées. Les mécontents avaient raison, en effet, en soutenant que le gouverneur ne tenait son mandat de personne et, qu’en se l’attribuant de sa propre volonté, il avait commis un acte de tyran.

Certes, le Kaw-djer ne regrettait nullement d’avoir violenté la liberté. Les circonstances ne permettaient pas alors l’hésitation. Mais la situation était fort différente aujourd’hui. Les Hosteliens s’étaient canalisés d’eux-mêmes, chacun dans sa direction préférée, et la vie sociale battait son plein. La population était peut-être mûre pour qu’une organisation plus démocratique pût être tentée sans imprudence.