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À défaut d’observations météorologiques, l’aspect de ces îles aurait dû mettre en garde contre toute appréciation d’un pessimisme exagéré. La végétation y atteint une ampleur qui lui serait interdite dans la zone glaciale. Il y existe d’immenses pâturages qui suffiraient à la nourriture d’innombrables troupeaux, et de vastes forêts où se rencontrent en abondance le hêtre antarctique, le bouleau, l’épine-vinette et l’écorce de Winter. Sans aucun doute, nos végétaux comestibles s’y acclimateraient aisément, et beaucoup d’entre eux, jusques et y compris le froment, pourraient y prospérer.

Pourtant, cette contrée, qui n’est pas inhabitable, est à peu près inhabitée. Sa population ne comprend qu’un petit nombre d’Indiens, catalogués sous le nom de Fuégiens ou de Pêcherais, véritables sauvages au dernier rang de l’humanité, qui vivent presque entièrement nus et mènent, à travers ces vastes solitudes, une vie errante et misérable.

Longtemps déjà avant l’époque où commence cette histoire, le Chili, en fondant la station de Punta-Arenas sur le détroit de Magellan, avait paru prêter quelque attention à ces régions méconnues. Mais à cela s’était borné son effort, et, malgré la prospérité de sa colonie, il n’avait fait aucune tentative pour prendre pied sur l’archipel magellanique proprement dit.

Quelle succession d’événements avait conduit le Kaw-djer dans cette contrée ignorée de la plupart des hommes ? Cela aussi était un mystère, mais ce mystère, du moins, le cri lancé du haut de la falaise, comme un défi au ciel et comme un remerciement passionné à la terre, permettait de le percer en partie.

« Ni Dieu, ni maître ! » c’est la formule classique des anarchistes. Il était donc à supposer que le Kaw-djer appartenait, lui aussi, à cette secte, foule hétéroclite de criminels et d’illuminés. Ceux-là, rongés d’envie et de haine, toujours prêts à la violence et au meurtre ; ceux-ci, véritables poètes qui rêvent une humanité chimérique d’où le mal serait banni à jamais par la suppression des lois imaginées pour le combattre.

À laquelle de ces deux classes appartenait le Kaw-djer ? Était-il un de ces libertaires aigris, un de ces apologistes de l’action directe et de la propagande par le fait, et, successivement rejeté par toutes les nations, n’avait-il trouvé de refuge qu’à cette extrémité du monde habitable ?