Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/255

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son allure, cet homme atteignit le ponceau, le franchit, et vint tomber, hors d’haleine, en arrière de la petite troupe armée. On reconnut alors Ferdinand Beauval.

Voilà ce que vit d’abord le Kaw-djer. Dans sa simplicité, le tableau était éloquent, et il en comprit sur-le-champ la signification : Beauval honteusement chassé, contraint à la fuite, et l’émeute semant dans Libéria l’incendie et la mort.

Quel sens avait tout cela ? Qu’on se fût débarrassé de Beauval, rien de mieux. Mais pourquoi cette dévastation, dont les auteurs seraient les premières victimes ? Pourquoi cette tuerie, dont les cris lointains disaient la sauvage fureur ?

Ainsi donc, les hommes pouvaient en arriver là ! Non seulement le plus médiocre intérêt les rendait capables du mal, mais ils l’étaient encore, le cas échéant, de détruire pour détruire, de frapper pour frapper, de tuer pour le plaisir de tuer ! Il n’y avait pas que les besoins, les passions et l’orgueil pour lancer les hommes les uns contre les autres ; il y avait aussi la folie, cette folie qui existe en puissance dans toutes les foules, et qui fait qu’ayant une fois goûté de la violence, elles ne s’arrêtent que saoules de destruction et de carnage.

C’est par une telle folie — héroïsme ou brigandage, selon l’occurrence — que le bandit abat sans raison le passant inoffensif, c’est par elle que les révolutions font des innocents et des coupables une indistincte hécatombe, comme c’est elle aussi qui enflamme les armées et gagne les batailles.

Que devenaient, devant de pareils faits, les rêves du Kaw-djer ? Si la liberté intégrale était le bien naturel des hommes, n’était-ce pas à la condition qu’ils restassent des hommes et qu’ils ne fussent pas susceptibles de se transformer en bêtes fauves, comme ceux dont il contemplait les exploits ?

Le Kaw-djer n’avait rien répondu à Harry Rhodes. Droit et ferme au point culminant de la berge, il regarda pendant quelques minutes en silence. Ses réflexions douloureuses, son visage impassible ne les trahissait pas.

Et pourtant, quel débat cruel dont son âme était déchirée ! Fermer les yeux à l’évidence et s’entêter égoïstement dans une religion menteuse, tandis que ces malheureux insensés se massacraient les uns les autres, ou bien reconnaître l’évidence, obéir à la raison, intervenir dans ce désordre et les sauver malgré eux,