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mais sans jamais approcher des rares factoreries exploitées çà et là par des colons de race blanche. S’il entrait en rapports avec un des navires relâchant en quelque point de l’archipel, c’était toujours par l’intermédiaire d’un Fuégien, et uniquement pour renouveler ses munitions et ses substances pharmaceutiques. Ces achats, il les payait, soit au moyen d’échanges, soit en monnaie espagnole ou anglaise, dont il ne semblait pas dépourvu.

Le reste du temps, il allait de tribus en tribus, de campements en campements. Il vivait, comme les indigènes, des produits de sa chasse et de sa pêche, tantôt parmi les familles du littoral, tantôt chez les peuplades de l’intérieur, partageant leur ajoupa ou leur tente, soignant les malades, secourant les veuves et les orphelins, adoré par ces pauvres gens, qui ne tardèrent pas à lui décerner le glorieux surnom sous lequel il était connu maintenant d’un bout à l’autre de l’archipel.

Que le Kaw-djer fût un homme instruit, aucun doute à cet égard, et il avait dû faire notamment des études très complètes en médecine. Il connaissait aussi plusieurs langues, et Français, Anglais, Allemands, Espagnols et Norvégiens auraient pu indifféremment le prendre pour un compatriote. À son bagage de polyglotte, cet énigmatique personnage n’avait pas tardé à ajouter le yaghon. Il parlait couramment cet idiome, qui est le plus employé dans la Magellanie, et dont les missionnaires se sont servis pour traduire quelques passages de la Bible.

Loin d’être inhabitable, ainsi qu’on le croit généralement, la Magellanie, où le Kaw-djer avait fixé sa vie, est très supérieure à la réputation que lui ont value les récits de ses premiers explorateurs. Certes, il serait exagéré de la transformer en paradis terrestre, et l’on aurait mauvaise grâce à contester que sa pointe extrême, le cap Horn, ne soit balayée par des tempêtes dont la fréquence n’a d’égale que la fureur. Mais il ne manque pas de pays, en Europe même, qui nourrissent une population nombreuse, bien que les conditions d’existence y soient beaucoup plus rudes. Si le climat y est humide au plus haut point, cet archipel doit à la mer qui l’entoure une incontestable régularité de température, et il n’a pas à subir les froids rigoureux de la Russie septentrionale, de la Suède et de la Norvège. La moyenne thermométrique ne descend pas au-dessous de cinq degrés centigrades en hiver si elle ne s’élève pas au-dessus de quinze degrés en été.