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Hommes, femmes et enfants, jeunes et vieux, la mort les frappait tous indistinctement.

Mais elle avait beau supprimer tant de bouches voraces, il en restait trop encore pour que les provisions du Ribarto fussent suffisantes. Quand Beauval s’était résolu, bien tardivement déjà, à rationner ses administrés, il ne pouvait prévoir que leur nombre augmenterait dans de telles proportions et, lorsqu’il connut son erreur et voulut la réparer, il n’était plus temps. Le mal était fait. Le 25 septembre, le magasin des provisions distribua ses derniers biscuits, et la foule épouvantée vit se lever le hideux spectre de la faim.

Par la faim, la faim qui déchire les entrailles, la faim qui ronge, et tord, et vrille, telle était la mort dont allaient cruellement, lentement, — si lentement ! — périr les naufragés du Jonathan !

Sa première victime fut Blaker. Il mourut le troisième jour dans des souffrances atroces, malgré les soins du Kaw-djer que l’on prévint trop tard. Celui-ci n’était plus, cette fois, en droit d’incriminer Patterson, victime lui-même de la famine, et qui subissait le sort de tous.

Les jours qui suivirent, de quoi vécurent les colons ? Qui pourrait le dire ? Ceux qui avaient eu la prudence de constituer des réserves de vivres les entamèrent. Mais les autres ?…

Le Kaw-djer ne sut où donner de la tête pendant cette sinistre période. Non seulement il lui fallait accourir au chevet des malades, mais aussi venir en aide aux affamés. On le suppliait, on s’accrochait à ses vêtements, les mères tendaient vers lui leurs enfants. Il vivait au milieu d’un affreux concert d’imprécations, de prières et de plaintes. Nul ne l’implorait en vain. Généreusement, il distribuait les provisions accumulées sur la rive gauche, s’oubliant lui-même, ne voulant pas se dire que le danger dont il reculait l’échéance pour les autres le menacerait fatalement à son tour.

Cela ne pouvait tarder cependant. Le poisson salé, le gibier fumé, les légumes secs, tout diminuait rapidement. Que cette situation se prolongeât un mois, et, comme ceux de Libéria, les habitants du Bourg-Neuf auraient faim.

Le péril était si évident que, dans l’entourage du Kaw-djer, on commençait à lui opposer quelque résistance. On refusait de se dessaisir des vivres. Il lui fallait longtemps discuter avant de les