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son temps, une brume épaisse le retenant chez lui, à réparer une de ses blouses en peau de guanaque, quand il crut entendre une voix qui le hélait au loin. Il prêta l’oreille. Un instant plus tard, un nouvel appel parvenait jusqu’à lui.

Le Kaw-djer sortit sur le seuil de sa maison.

Il faisait ce jour-là un temps de dégel. Sous l’influence d’une humide brise de l’Ouest, la neige avait fondu. Devant lui, c’était un lac de boue, au-dessus duquel traînaient des vapeurs, brumailles en bas, en haut nuages, qui, les uns après les autres, se déversaient en cataractes sur le sol détrempé. Impuissant à percer le brouillard, le regard à cent pas ne distinguait plus rien. Au-delà, tout disparaissait dans un mystère. On n’apercevait même pas la mer, qui, abritée par la côte, battait le rivage de vagues paresseuses et comme alanguies par la tristesse générale des choses.

« Kaw-djer !… » appela la voix dans la brume.

Presque étouffée par l’éloignement, cette voix, venue du côté de la rivière, arrivait au Kaw-djer comme une plainte.

Celui-ci se hâta et bientôt il atteignit la rive. Spectacle pitoyable ! Sur l’autre berge, séparés de lui par l’eau rapide que la destruction du pont rendait infranchissable, une centaine d’hommes se traînaient. Des hommes ? Des spectres plutôt, ces êtres décharnés, en haillons. Dès qu’ils aperçurent celui qui incarnait leur espoir, ils se redressèrent à la fois et, d’un même mouvement, tendirent vers lui leurs bras suppliants.

« Kaw-djer !… appelaient-ils à l’unisson. Kaw-djer !… »

Celui dont ils réclamaient ainsi le secours frémit dans tout son être. Quelle catastrophe s’était donc abattue sur Libéria pour que ses habitants fussent réduits à un si affreux dénuement ?

Le Kaw-djer, ayant du geste encouragé ces malheureux, appela à son aide. En moins d’une heure, Halg, Hartlepool et Karroly eurent rétabli le tablier du ponceau et il passa sur la rive droite. Aussitôt un cercle de visages anxieux l’entoura. Leur aspect eût troublé le cœur le plus dur. Quelles fièvres brûlaient dans ces yeux caves !

Mais une sorte de joie les illuminait maintenant. Le bienfaiteur, le sauveur était là. Et les pauvres hères entouraient le Kaw-djer, ils se pressaient contre lui, ils touchaient ses vêtements, tandis que dans les gorges contractées gloussaient comme des rires de confiance et de joie.