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audition et se précipitaient sur la rive droite dès que le violon se faisait entendre.

À vrai dire, Dick n’allait y chercher qu’une nouvelle occasion de jeu. Il sautait et dansait à perdre haleine, en respectant plus ou moins la mesure. Mais il n’en était pas de même de son camarade. Comme lors des précédentes auditions, Sand se plaçait au premier rang, et là, les yeux agrandis, la bouche entrouverte, frissonnant d’une profonde émotion, il écoutait de toutes ses forces, sans perdre une note, jusqu’au moment où la dernière s’envolait dans l’espace.

Son attitude recueillie finit par frapper le Kaw-djer.

« Tu aimes donc ça, la musique, mon garçon ? lui demanda-t-il un jour.

— Oh !… monsieur !… soupira Sand. Il ajouta d’un air extasié :

— Jouer… jouer du violon, comme M. Grossi…

— Vraiment !… fit le Kaw-djer, amusé par l’ardeur du petit garçon, ça t’amuserait tant que ça ?… Eh bien ! mais on pourra peut-être te satisfaire. »

Sand le regarda d’un air incrédule.

— Pourquoi pas ? reprit le Kaw-djer. À la première occasion, je m’occuperai de te faire venir un violon.

— Vrai, monsieur ?… dit Sand les yeux brillants de bonheur.

— Je te le promets, mon garçon, affirma le Kaw-djer. Par exemple, il te faudra patienter ! »

Sans pousser la passion musicale au même point que le jeune mousse, les autres émigrants semblaient prendre plaisir à ces concerts. C’était une distraction qui interrompait la monotonie de leur existence.

Cet indéniable succès de Fritz Gross donna une idée à Ferdinand Beauval. Deux fois par semaine régulièrement, une ration fut prélevée au profit du musicien sur la réserve de liqueurs alcooliques, et, deux fois par semaine, Libéria eut par conséquent son concert, à l’exemple de tant d’autres villes plus policées.

Le baptême de la capitale et l’organisation de ses plaisirs suffirent à épuiser les facultés organisatrices de Ferdinand Beauval. Au surplus, il avait tendance, en constatant la satisfaction générale, à s’admirer complaisamment dans son œuvre. Des souvenirs classiques s’évoquaient dans sa mémoire. Panem et circences,