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— L’assistance que le fort doit au faible.

— Ne l’ai-je pas donnée ?… N’ai-je pas sauvé le Jonathan ?… Quelqu’un peut-il prétendre que je lui aie refusé un secours ou un conseil ?…

— Il fallait faire plus encore, affirma Harry Rhodes avec énergie. Qu’il le veuille ou non, tout homme supérieur aux autres a charge d’âmes. Il fallait diriger les événements au lieu de les subir, défendre contre lui-même ce peuple désarmé et le guider…

— En lui volant sa liberté ! interrompit amèrement le Kaw-djer.

— Pourquoi pas ? répliqua Harry Rhodes. Si la persuasion suffit pour les bons, il est des hommes qui ne cèdent qu’à la contrainte : à la loi qui ordonne, à la force qui oblige.

— Jamais ! s’écria le Kaw-djer avec violence.

Après une pause, il reprit d’une voix plus tranquille :

— Il faut conclure. Une fois pour toutes, mon ami, sachez que je suis l’ennemi irréconciliable de tout gouvernement, quel qu’il soit. J’ai employé ma vie entière à réfléchir sur ce problème et je pense qu’il n’y a pas de circonstance où l’on soit en droit d’attenter à la liberté de son semblable. Toute loi, prescription ou défense, édictée en vue du soi-disant intérêt de la masse au détriment des individus, est une duperie. Que l’individu se développe au contraire dans la plénitude de sa liberté, et la masse jouira d’un bonheur total fait de tous les bonheurs particuliers. À cette conviction, qui est la base de ma vie, et qu’il n’était pas en mon pouvoir, si grand fût-il, de faire triompher dans les sociétés pourries du Vieux Monde, j’ai sacrifié beaucoup, plus que la plupart des hommes n’auraient eu — et pour cause ! — la possibilité de le faire, et je suis venu ici, en Magellanie, pour vivre et mourir libre sur un sol libre. Mes convictions n’ont pas changé depuis. Je sais que la liberté a ses inconvénients, mais ils s’atténueront d’eux-mêmes par l’usage, et ils sont moindres en tous cas que ceux des lois qui ont la folle prétention de les supprimer. Les événements de ces derniers mois m’ont attristé. Ils n’ont pas modifié mes idées. J’étais, je suis, je serai de ceux qu’on catalogue sous le nom infamant d’anarchistes. Comme eux, j’ai pour devise : Ni Dieu, ni maître. Que ceci soit dit entre nous une fois pour toutes, et ne revenons jamais sur ce sujet.