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contribution, quelques-uns se chargeaient de satisfaire aux besoins généraux de la colonie. La vie ne sera pas drôle, si l’on ne divise pas un peu le travail, si chacun ne pense qu’à soi et se trouve par contre dans l’obligation de se procurer lui-même tout ce qui lui est nécessaire. Un échange de services réciproques rendrait, à mon avis, l’existence plus douce.

— Vous avez donc tant de besoins ? demanda le Kaw-djer en souriant.

Mais Germain Rivière paraissait soucieux et préoccupé.

— Il est naturel, dit-il, que l’on veuille avoir la récompense de son travail. Si l’île Hoste ne peut me l’offrir, si elle demeure aussi dénuée de ressources, je la quitterai — et je ne serai pas le seul ! — quand j’aurai mis de côté de quoi vivre dans un pays plus agréable. Pour y arriver, je saurai, ainsi que vous le dites, me tirer d’affaire, et d’autres sauront évidemment se débrouiller comme moi. Mais ceux qui n’en seront pas capables resteront sur le carreau.

— Vous êtes ambitieux, monsieur Rivière ! s’écria le Kaw-djer.

— Si je ne l’étais pas, je ne me donnerais pas tant de mal, riposta Germain Rivière.

— Est-il bien utile de s’en donner tant ?

— Très utile. Sans nos efforts à tous, le monde serait comme aux premiers âges, et le progrès ne serait qu’un mot.

— Un progrès, dit amèrement le Kaw-djer, qui ne s’obtient qu’au bénéfice de quelques-uns…

— Les plus courageux et les plus sages !

— Et au détriment du plus grand nombre.

— Les plus paresseux et les plus lâches. Ceux-ci sont des vaincus dans tous les cas. Bien gouvernés, ils seront peut-être misérables. Livrés à eux-mêmes, ils mourront de leur misère.

— Il ne faut cependant pas tant de choses pour vivre !

— Trop encore, si l’on est faible, ou malade, ou stupide. Ceux qui sont dans ce cas auront toujours des maîtres. À défaut de lois, après tout bénignes, il leur faudra subir la tyrannie des plus forts. »

Le Kaw-djer secoua la tête d’un air mal convaincu. Il connaissait cette antienne. L’imperfection humaine, l’inégalité native,