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Au même instant, dans un coin sombre, à l’écart, il en était un autre qui se grisait à pleins verres. Mais celui-ci, dans l’abominable poison, retrouvait pour un moment son âme que le poison avait dégradée. Soudain, une musique admirable s’éleva, interrompant les danses. Fritz Gross, saturé d’alcool, avait reconquis son génie. Deux heures durant, il joua, improvisant au gré de son inspiration, entouré de mille visages aux yeux écarquillés, aux bouches grandes ouvertes, comme pour boire le torrent musical dont le prestigieux violon était la source.

De tous les auditeurs de Fritz Gross, le plus attentif et le plus passionné était un enfant. Ces sons, d’une beauté jusqu’alors inconnue, étaient pour Sand une véritable révélation. Il découvrait la musique et pénétrait en tremblant dans ce royaume ignoré. Au centre du cercle, debout en face du musicien, il regardait, il écoutait, ne vivant plus que par les oreilles et par les yeux, l’âme enivrée, tout vibrant d’une émotion poignante et joyeuse.

Quels mots rendraient le pittoresque du spectacle ? À terre, un homme, presque informe dans ses proportions colossales, écroulé, la tête baissée sur la poitrine, ses yeux fermés ne voyant plus qu’en lui-même, jouant, jouant sans se lasser, éperdument, à la lumière incertaine d’une torche fuligineuse qui le faisait ressortir en vigueur sur un fond d’impénétrable nuit. Devant cet homme, un enfant en extase, et, autour de ce groupe singulier, une foule silencieuse, invisible, mais dont, au gré de la brise capricieuse, un éclat de la torche révélait parfois la présence. Les rayons s’accrochaient alors à quelque trait saillant. La durée de l’éclair, un nez, un front, une oreille, apparaissait, comme engendré par l’ombre qui l’effaçait aussitôt, tandis que s’épandait en larges ondes, planait au-dessus de cette foule, puis allait mourir dans l’espace obscur le chant grêle et puissant d’un violon.

Vers minuit, Fritz Gross, épuisé, lâcha l’archet et s’endormit pesamment. Recueillis, à pas lents, les émigrants regagnèrent alors leurs demeures.

Le lendemain, il ne restait plus trace de cette émotion fugitive, et les colons furent repris par l’attrait de plus grossiers plaisirs. La fête recommença. Tout portait à croire qu’elle se prolongerait jusqu’à complet épuisement des liqueurs fortes.

C’est au milieu de cette kermesse, que la Wel-Kiej revint à