Page:Verne - Les Naufragés du Jonathan, Hetzel, 1909.djvu/170

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’en grisaient, comme de grands enfants, sans chercher à en pénétrer le sens profond, sans se dire que la liberté est une science qu’il est nécessaire d’apprendre et que, pour être libres, ce qu’il faut d’abord, c’est vivre.

L’aviso était encore en vue que, dans la foule naguère si houleuse, tout le monde se félicitait et se congratulait réciproquement. Il semblait qu’on fût venu à bout d’une œuvre importante et difficile. L’œuvre commençait à peine cependant.

Il n’est pas de bonne fête populaire qui ne s’accompagne de quelque bombance. On convint donc unanimement de faire grande chère ce jour-là. C’est pourquoi, tandis que les ménagères regagnaient fourneaux et casseroles, les hommes se dirigèrent vers la cargaison du Jonathan.

Il va de soi que, depuis la proclamation d’indépendance, cette cargaison n’était plus surveillée. Les circonstances ayant élevé les naufragés à la dignité de nation, personne, hors elle-même, n’était qualifié pour réglementer l’exercice de sa souveraineté. D’ailleurs, qui eût monté la garde, puisque la plupart des gardiens étaient partis ?

On mit gaiement un tonneau en perce, et l’on allait procéder à la distribution, quand une idée meilleure vint à certains esprits avisés. Cet alcool, il appartenait en somme à tout le monde. Dès lors, pourquoi ne pas le répartir jusqu’à la dernière goutte ? La motion, en dépit des timides protestations d’un petit nombre de sages, fut adoptée avec enthousiasme. La quantité d’alcool approximativement évaluée, on convint que chaque homme fait aurait droit à une part, et chaque femme ou enfant à une demi-part. Cette décision fut aussitôt exécutée, et les chefs de famille reçurent le lot qui leur était attribué, au milieu de lazzis et de plaisanteries joyeuses.

Dans la soirée, la fête battit son plein. Toutes les rancunes étaient oubliées. Les diverses nationalités semblaient fondues en une seule. On fraternisait. On organisa un bal aux sons d’un accordéon de bonne volonté, et des couples tournèrent au milieu d’un cercle de buveurs.

Parmi ceux-ci, figurait naturellement Lazare Ceroni. Incapable, dès six heures du soir, de se tenir ferme sur ses jambes, à dix il buvait toujours. Cela faisait présager une triste fin de fête pour Tullia et pour Graziella.