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auxquels il s’était attaché. Ce chagrin, la famille Rhodes l’éprouverait au même degré. Leur désir à tous eût été que le Kaw-djer consentît à les suivre dans la colonie africaine, où il serait apprécié, aimé, honoré comme à l’île Hoste. Mais Harry Rhodes n’espérait pas l’y décider. Il comprenait que ce n’était pas sans motifs graves qu’un tel homme avait rompu avec l’humanité, et le mot de cette étrange et mystérieuse existence lui échappait encore.

— Voici l’hiver achevé, dit Mme Rhodes abordant un autre sujet, et vraiment il n’aura pas été trop rigoureux…

— Et nous constatons, ajouta Harry Rhodes en s’adressant au Kaw-djer, que le climat de cette région est bien tel que nous l’avait affirmé notre ami. Aussi plusieurs d’entre nous auront-ils quelque regret de quitter l’île Hoste.

— Alors ne la quittons pas, s’écria le jeune Edward, et fondons une colonie en terre magellanique !

— Bon ! répondit en souriant Harry Rhodes, et notre concession du fleuve Orange ?… Et nos engagements avec la Société de colonisation ?… Et le contrat avec le gouvernement portugais ?…

— En effet ! approuva le Kaw-djer d’un ton quelque peu ironique, il y a le gouvernement portugais… Ici, d’ailleurs, ce serait le gouvernement chilien. L’un vaut l’autre.

— Neuf mois plus tôt… commença Harry Rhodes.

— Neuf mois plus tôt, interrompit le Kaw-djer, vous auriez abordé une terre libre, à laquelle un traité maudit a volé son indépendance.

Le Kaw-djer, les bras croisés, la tête redressée, portait ses regards dans la direction de l’Est, comme s’il se fût attendu à voir apparaître, venant de l’océan Pacifique en contournant la pointe de la presqu’île Hardy, le navire promis par le gouverneur de Punta-Arenas.

Le moment fixé était arrivé. On allait entrer dans la seconde quinzaine d’octobre. La mer, cependant, restait déserte.

Les naufragés commençaient à concevoir de ce retard des inquiétudes assez justifiées. Certes ils ne manquaient de rien. Les réserves de la cargaison étaient loin d’être épuisées et ne le seraient pas avant de longs mois encore. Mais enfin ils n’étaient pas à destination, ils n’entendaient pas se résigner à un second hivernage, et déjà quelques-uns parlaient de renvoyer la chaloupe à Punta-Arenas.