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LES FRÈRES KIP

vouée aux assassins du capitaine Harry Gibson, il entrait une grande part de cet égoïsme si indiqué chez les races saxonnes, et dont la preuve n’est plus à faire. C’était un Anglais qui avait été tué, c’étaient des étrangers, des Hollandais, qui l’avaient frappé… Et, en présence d’un tel crime, qui eût osé concevoir la moindre pitié pour leurs auteurs ?… Aussi personne, dans le public, pas même un seul des nombreux journaux de la Tasmanie, n’éleva-t-il la voix dans le but d’obtenir une commutation de la peine.

Que l’on ne reproche pas au fils de la victime l’horreur que lui inspiraient les frères Kip. Il croyait à leur culpabilité, comme il croyait en Dieu, — une culpabilité basée, non sur des présomptions, mais sur des preuves matérielles. Dénégations, protestations, c’était tout ce que les accusés avaient opposé aux témoignages concordants et précis. Après avoir longtemps désespéré de retrouver les meurtriers de son père, il les tenait enfin, ces deux monstres qui devaient leur salut au capitaine et qui, à sa bonté, à sa générosité, avaient répondu par le plus lâche des assassinats ! Des quelques raisons, plus ou moins probantes, qui eussent milité en faveur de leur innocence, il ne voulait rien voir, il ne pouvait rien voir à travers cet épais voile de l’indignation et de la douleur.

Aussi, le jour où la sentence fut rendue par la cour criminelle, lorsqu’il rentra dans la maison de Mme Gibson :

« Mère, dit-il d’une voix que l’émotion faisait trembler, ils payeront ce crime de leur tête, et mon père sera vengé !…

— Dieu ait pitié !… murmura Mme Gibson.

— Pitié de ces misérables ?… s’écria Nat Gibson, qui comprit dans ce sens la réponse de sa mère.

— Non… pitié de nous, mon enfant ! » répondit Mme Gibson, en attirant son fils vers elle, en le pressant sur son cœur.

Voilà les premières paroles que Nat Gibson avait prononcées, dès qu’il eut franchi la porte de la maison paternelle.