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du capitaine grant.

Lorsqu’un objet est taboué, nul n’y peut toucher impunément. Quand un indigène est soumis à cette interdiction, certains aliments lui sont défendus pendant un temps déterminé. Est-il relevé de cette diète sévère, s’il est riche, ses esclaves l’assistent et lui introduisent dans le gosier les mets qu’il ne doit pas toucher de ses mains ; s’il est pauvre, il est réduit à ramasser ses aliments avec sa bouche, et le tabou en fait un animal.

En somme, et pour conclure, cette singulière coutume dirige et modifie les moindres actions des Néo-Zélandais. C’est l’incessante intervention de la divinité dans la vie sociale. Il a force de loi et l’on peut dire que tout le code indigène, code indiscutable et indiscuté, se résume dans la fréquente application du tabou.

Quant aux prisonniers enfermés dans le Waré-Atoua, c’était un tabou arbitraire qui venait de les soustraire aux fureurs de la tribu. Quelques-uns des indigènes, les amis et les partisans de Kai-Koumou, s’étaient arrêtés subitement à la voix de leur chef et avaient protégé les captifs.

Glenarvan ne se faisait cependant pas illusion sur le sort qui lui était réservé. Sa mort pouvait seule payer le meurtre d’un chef. Or, la mort chez les peuples sauvages n’est jamais que la fin d’un long supplice. Glenarvan s’attendait donc à expier cruellement la légitime indignation qui avait armé son bras, mais il espérait que la colère de Kai-Koumou ne frapperait que lui.

Quelle nuit ses compagnons et lui passèrent ! Qui pourrait peindre leurs angoisses et mesurer leurs souffrances ? Le pauvre Robert, le brave Paganel n’avaient pas reparu. Mais comment douter de leur sort ? N’étaient-ils pas les premières victimes sacrifiées à la vengeance des indigènes ? Tout espoir avait disparu, même du cœur de Mac Nabbs, qui ne désespérait pas aisément. John Mangles se sentait devenir fou devant le morne désespoir de Mary Grant séparée de son frère. Glenarvan songeait à cette terrible demande de lady Helena qui, pour se soustraire au supplice ou à l’esclavage, voulait mourir de sa main ! Aurait-il cet horrible courage ?

« Et Mary, de quel droit la frapper ? » pensait John dont le cœur se brisait.

Quant à une évasion, elle était évidemment impossible. Dix guerriers, armés jusqu’aux dents, veillaient à la porte du Waré-Atoua.

Le matin du 13 février arriva. Aucune communication n’eut lieu entre les indigènes et les prisonniers défendus par le tabou. La case renfermait une certaine quantité de vivres auxquels les malheureux touchèrent à peine. La faim disparaissait devant la douleur. La journée se passa sans apporter ni un changement ni un espoir. Sans doute, l’heure des funérailles du cher mort et l’heure du supplice devaient sonner ensemble.