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Glenarvan, suivant son habitude, intervint dans le débat et dit :

« Qu’il soit regrettable ou non, au point de vue scientifique comme au point de vue humain, d’être privé d’animaux féroces, il faut nous résigner aujourd’hui à leur absence. Paganel ne pouvait espérer en rencontrer dans cette forêt aérienne.

— Pourquoi pas ? répondit le savant.

— Des bêtes fauves sur un arbre ? dit Tom Austin.

— Eh ! sans doute ! Le tigre d’Amérique, le jaguar, lorsqu’il est trop vivement pressé par les chasseurs, se réfugie sur les arbres ! Un de ces animaux, surpris par l’inondation, aurait parfaitement pu chercher asile entre les branches de l’ombu.

— Enfin, vous n’en avez pas rencontré, je suppose ? dit le major.

— Non, répondit Paganel, bien que nous ayons battu tout le bois. C’est fâcheux, car ç’eût été là une chasse superbe. Un féroce carnassier que ce jaguar ! D’un seul coup de patte, il tord le cou à un cheval ! Quand il a goûté de la chair humaine, il y revient avec sensualité. Ce qu’il aime le mieux, c’est l’Indien, puis le nègre, puis le mulâtre, puis le blanc.

— Enchanté de ne venir qu’au quatrième rang ! répondit Mac Nabbs.

— Bon ! cela prouve tout simplement que vous êtes fade ! riposta Paganel d’un air de dédain !

— Enchanté d’être fade ! répliqua le major.

— Eh bien, c’est humiliant ! répondit l’intraitable Paganel. Le blanc se proclame le premier des hommes ! Il paraît que ce n’est pas l’avis de messieurs les jaguars !

— Quoi qu’il en soit, mon brave Paganel, dit Glenarvan, attendu qu’il n’y a parmi nous ni Indiens, ni nègres, ni mulâtres, je me réjouis de l’absence de vos chers jaguars. Notre situation n’est pas tellement agréable…

— Comment ! agréable, s’écria Paganel, en sautant sur ce mot qui pouvait donner un nouveau cours à la conversation, vous vous plaignez de votre sort, Glenarvan ?

— Sans doute, répondit Glenarvan. Est-ce que vous êtes à votre aise dans ces branches incommodes et peu capitonnées ?

— Je n’ai jamais été mieux, même dans mon cabinet. Nous menons la vie des oiseaux, nous chantons, nous voltigeons ! Je commence à croire que les hommes sont destinés à vivre sur les arbres.

— Il ne leur manque que des ailes ! dit le major.

— Ils s’en feront quelque jour !

— En attendant, répondit Glenarvan, permettez-moi, mon cher ami, de préférer à cette demeure aérienne le sable d’un parc, le parquet d’une maison ou le pont d’un navire !