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Plusieurs fois la route suivie par l’expédition coupa des sentiers de la Pampa, entre autres une route assez importante, — celle de Carmen à Mendoza, — reconnaissable aux ossements d’animaux domestiques, de mulets, de chevaux, de moutons ou de bœufs, qui la jalonnaient de leurs débris désagrégés sous le bec des oiseaux de proie et blanchis à l’action décolorante de l’atmosphère. Ils étaient là par milliers, et sans doute plus d’un squelette humain y confondait sa poussière avec la poussière des plus humbles animaux.

Jusqu’alors Thalcave n’avait fait aucune observation sur la route rigoureusement suivie. Il comprenait, cependant, que, ne se reliant à aucune voie des Pampas, elle n’aboutissait ni aux villes, ni aux villages, ni aux établissements des provinces argentines. Chaque matin, on marchait vers le soleil levant, sans s’écarter de la ligne droite, et chaque soir le soleil couchant se trouvait à l’extrémité opposée de cette ligne. En sa qualité de guide, Thalcave devait donc s’étonner de voir que non-seulement il ne guidait pas, mais qu’on le guidait lui-même. Cependant, s’il s’en étonna, ce fut avec la réserve naturelle aux Indiens, et à propos de simples sentiers négligés jusqu’alors, il ne fit aucune observation. Mais ce jour-là, arrivé à la susdite voie de communication, il arrêta son cheval et se tourna vers Paganel :

« Route de Carmen, dit-il.

— Eh bien, oui, mon brave Patagon, répondit le géographe dans son plus pur espagnol, route de Carmen à Mendoza.

— Nous ne la prenons pas ? reprit Thalcave.

— Non, répliqua Paganel.

— Et nous allons ?

— Toujours à l’est.

— C’est aller nulle part.

— Qui sait ? »

Thalcave se tut, et regarda le savant d’un air profondément surpris. Il n’admettait pas, pourtant, que Paganel plaisantât le moins du monde. Un Indien, toujours sérieux, n’imagine jamais qu’on ne parle pas sérieusement.

« Vous n’allez donc pas à Carmen ? ajouta-t-il après un instant de silence.

— Non, répondit Paganel.

— Ni à Mendoza ?

— Pas davantage. »

En ce moment, Glenarvan, ayant rejoint Paganel, lui demanda ce que disait Thalcave, et pourquoi il s’était arrêté.