Page:Verne - Les Cinq Cents Millions de la Bégum - Les Révoltés de la Bounty.djvu/63

Cette page a été validée par deux contributeurs.
51
LA CITÉ DE L’ACIER

Sans interruption, à intervalles exactement comptés, afin que la coulée fût absolument régulière et constante, les équipes des autres fours agissaient successivement de même.

La précision était si extraordinaire, qu’au dixième de seconde fixé par le dernier mouvement, le dernier creuset était vide et précipité dans la cuve. Cette manœuvre parfaite semblait plutôt le résultat d’un mécanisme aveugle que celui du concours de cent volontés humaines. Une discipline inflexible, la force de l’habitude et la puissance d’une mesure musicale faisaient pourtant ce miracle.

Schwartz paraissait familier avec un tel spectacle. Il fut bientôt accouplé à un ouvrier de sa taille, éprouvé dans une coulée peu importante et reconnu excellent praticien. Son chef d’équipe, à la fin de la journée, lui promit même un avancement rapide.

Lui, cependant, à peine sorti, à sept heures du soir, du secteur O et de l’enceinte extérieure, il était allé reprendre sa valise à l’auberge. Il suivit alors un des chemins extérieurs, et, arrivant bientôt à un groupe d’habitations qu’il avait remarquées dans la matinée, il trouva aisément un logis de garçon chez une brave femme qui « recevait des pensionnaires ».

Mais on ne le vit pas, ce jeune ouvrier, aller après souper à la recherche d’une brasserie. Il s’enferma dans sa chambre, tira de sa poche un fragment d’acier ramassé sans doute dans la salle de puddlage, et un fragment de terre à creuset recueilli dans le secteur O ; puis, il les examina avec un soin singulier, à la lueur d’une lampe fumeuse.

Il prit ensuite dans sa valise un gros cahier cartonné, en feuilleta les pages chargées de notes, de formules et de calculs, et écrivit ce qui suit en bon français, mais, pour plus de précautions, dans une langue chiffrée dont lui seul connaissait le chiffre :

« 10 novembre. — Stahlstadt. — Il n’y a rien de particulier dans le mode de puddlage, si ce n’est, bien entendu, le choix de deux températures différentes et relativement basses pour la première chauffe et le réchauffage, selon les règles déterminées par Chernoff. Quant à la coulée, elle s’opère suivant le procédé Krupp, mais avec une égalité de mouvements véritablement admirable. Cette précision dans les manœuvres est la grande force allemande. Elle procède du sentiment musical inné dans la race germanique. Jamais les Anglais ne pourront atteindre à cette perfection : l’oreille leur manque, sinon la discipline. Des Français peuvent y arriver aisément, eux qui sont les premiers danseurs du monde. Jusqu’ici donc, rien de mystérieux dans les succès si remarquables de cette fabrication. Les échantillons de minerai que j’ai recueillis dans la montagne sont