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LES 500 MILLIONS DE LA BÉGUM

chair et en os d’une valeur monnayée aussi ronde. Toute son attitude disait :

« Pourquoi ne nous avoir pas prévenus ?… Franchement ce n’est pas bien ! Exposer les gens à des méprises semblables ! »

Le docteur Sarrasin, qui ne croyait pas, en conscience, « valoir » un sou de plus qu’aux séances précédentes, se demandait comment la nouvelle avait déjà pu se répandre, lorsque le docteur Ovidius, de Berlin, son voisin de droite, lui dit avec un sourire faux et plat :

« Vous voilà aussi fort que les Rothschild !… Le Daily Telegraph donne la nouvelle !… Tous mes compliments ! »

Et il lui passa un numéro du journal, daté du matin même. On y lisait le « fait-divers » suivant, dont la rédaction révélait suffisamment l’auteur :

« Un héritage monstre. — La fameuse succession vacante de la Bégum Gokool vient enfin de trouver son légitime héritier par les soins habiles de Mrs Billows, Green et Sharp, solicitors, 94, Southampton row, London. L’heureux propriétaire des vingt et un millions sterling, actuellement déposés à la Banque d’Angleterre, est un médecin français, le docteur Sarrasin, dont nous avons, il y a trois jours, analysé ici même le beau mémoire au Congrès de Brighton. À force de peines et à travers des péripéties qui formeraient à elles seules un véritable roman, Mr Sharp est arrivé à établir, sans contestation possible, que le docteur Sarrasin est le seul descendant vivant de Jean-Jacques Langévol, baronnet, époux en secondes noces de la Bégum Gokool. Ce soldat de fortune était, paraît-il, originaire de la petite ville française de Bar-le-Duc. Il ne reste plus à accomplir, pour l’envoi en possession, que de simples formalités. La requête est déjà logée en Cour de Chancellerie. C’est un curieux enchaînement de circonstances qui a accumulé sur la tête d’un savant français, avec un titre britannique, les trésors entassés par une longue suite de rajahs indiens. La fortune aurait pu se montrer moins intelligente, et il faut se féliciter qu’un capital aussi considérable tombe en des mains qui sauront en faire bon usage. »

Par un sentiment assez singulier, le docteur Sarrasin fut contrarié de voir la nouvelle rendue publique. Ce n’était pas seulement à cause des importunités que son expérience des choses humaines lui faisait déjà prévoir, mais il était humilié de l’importance qu’on paraissait attribuer à cet événement. Il lui semblait être rapetissé personnellement de tout l’énorme chiffre de son capital. Ses travaux, son mérite personnel, — il en avait le sentiment profond, —