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nisation du pays indou, si Phileas Fogg eût été homme à les demander. Mais ce gentleman ne demandait rien. Il ne voyageait pas, il décrivait une circonférence. C’était un corps grave, parcourant une orbite autour du globe terrestre, suivant les lois de la mécanique rationnelle. En ce moment, il refaisait dans son esprit le calcul des heures dépensées depuis son départ de Londres, et il se fût frotté les mains, s’il eût été dans sa nature de faire un mouvement inutile.

Sir Francis Cromarty n’était pas sans avoir reconnu l’originalité de son compagnon de route, bien qu’il ne l’eût étudié que les cartes à la main et entre deux robbres. Il était donc fondé à se demander si un cœur humain battait sous cette froide enveloppe, si Phileas Fogg avait une âme sensible aux beautés de la nature, aux aspirations morales. Pour lui, cela faisait question. De tous les originaux que le brigadier général avait rencontrés, aucun n’était comparable à ce produit des sciences exactes.

Phileas Fogg n’avait point caché à sir Francis Cromarty son projet de voyage autour du monde, ni dans quelles conditions il l’opérait. Le brigadier général ne vit dans ce pari qu’une excentricité sans but utile et à laquelle manquerait nécessairement le transire benefaciendo qui doit guider tout homme raisonnable. Au train dont marchait le bizarre gentleman, il passerait évidemment sans « rien faire », ni pour lui, ni pour les autres.

Une heure après avoir quitté Bombay, le train, franchissant les viaducs, avait traversé l’île Salcette et courait sur le continent. À la station de Callyan, il laissa sur la droite l’embranchement qui, par Kandallah et Pounah, descend vers le sud-est de l’Inde, et il gagna la station de Pauwell. À ce point, il s’engagea dans les montagnes très-ramifiées des Ghâtes-Occidentales, chaînes à base de trapp et de basalte, dont les plus hauts sommets sont couverts de bois épais.

De temps à autre, sir Francis Cromarty et Phileas Fogg échangeaient quelques paroles, et, à ce moment, le brigadier général, relevant une conversation qui tombait souvent, dit :

« Il y a quelques années, monsieur Fogg, vous auriez éprouvé en cet endroit un retard qui eût probablement compromis votre itinéraire.

— Pourquoi cela, sir Francis ?

— Parce que le chemin de fer s’arrêtait à la base de ces montagnes, qu’il fallait traverser en palanquin ou à dos de poney jusqu’à la station de Kandallah, située sur le versant opposé.

— Ce retard n’eût aucunement dérangé l’économie de mon programme, répondit Mr. Fogg. Je ne suis pas sans avoir prévu l’éventualité de certains obstacles.