Page:Verne - Le Testament d’un excentrique, Hetzel, 1899.djvu/209

Cette page a été validée par deux contributeurs.
198
le testament d’un excentrique

devint successivement élève, midshipman, lieutenant, capitaine et commodore. Aussi tous deux se connaissaient-ils bien, et Turk était-il le seul de ses semblables avec qui le bouillant officier eût jamais pu s’entendre. Et peut-être était-ce parce que celui-là se montrait encore plus violent que celui-ci, épousant ses querelles et toujours prêt à faire un mauvais parti à ceux qui n’avaient pas l’heur de lui plaire.

Au cours de ses navigations, Turk fut souvent au service particulier de Hodge Urrican qui appréciait ses qualités et finit par ne plus pouvoir se passer de lui. Lorsque l’âge de la retraite eut sonné, Turk, dont le temps réglementaire était achevé, quitta la marine, rejoignit le commodore, et s’attacha à sa personne aux conditions qui ont été indiquées ci-dessus. C’est ainsi que, depuis trois ans déjà, dans la maison de Randolph Street, il occupait la situation d’un gérant qui ne gérait rien, ou, si l’on veut, celle d’intendant honoraire.

Mais, ce qui n’a pas été dit, — ce que personne ne soupçonnait, — c’est que Turk était tout simplement le plus doux, le plus inoffensif, le moins querelleur, le plus facile à vivre des hommes. À bord, jamais il ne se disputait, jamais il ne prenait part aux batailles de matelots, jamais il ne levait la main sur qui que ce fût, même lorsqu’il avait bu ses petits verres de wisky ou de gin sans trop les compter, et, d’ailleurs, il « portait la toile » comme une frégate de soixante.

D’où lui était donc venue cette idée, à lui homme placide et tranquille, de dépasser ou de paraître dépasser en violence l’homme le plus violent du monde ?…

Turk s’était pris d’une réelle affection pour le commodore en dépit de son insociabilité. C’était un de ces fidèles chiens qui, lorsque leur maître se met en colère contre quelqu’un, aboient avec plus de fureur encore. Seulement si le chien obéit à sa nature, Turk désobéissait à la sienne. L’habitude d’éclater à tout propos et plus haut que Hodge Urrican n’avait pas même altéré la douceur de son caractère. Ses colères étaient feintes, il jouait un rôle, mais