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LE SUPERBE ORÉNOQUE.

sur le Norton, mais il ignorait son nom, et, ce nom, comment pourrait-on l’apprendre, s’il n’avait pas été inscrit aux bureaux du steamer anglais avant l’embarquement ?… Or il ne l’était pas, ainsi que cela fut établi dans l’enquête relative à l’abordage des deux navires.

Jeanne, adoptée par les Eredia, les suivit à la Havane. C’est là qu’ils l’élevèrent, après avoir inutilement essayé de découvrir à quelle famille elle appartenait. Le nom qu’elle reçut fut précisément celui de Juana. Très intelligente, elle profita de l’éducation qui lui fut donnée et apprit à parler le français comme l’espagnol. D’ailleurs elle savait sa propre histoire, on ne la lui avait point cachée. Aussi sa pensée l’entraînait-elle sans cesse vers ce pays de France où se trouvait peut-être un père qui la pleurait et qui n’espérait plus jamais la revoir.

Quant au colonel de Kermor, on se figure ce qu’avait été sa douleur, quand il se vit doublement frappé, par la mort de sa femme et la mort de cette enfant qu’il ne connaissait même pas. Au milieu des troubles de la guerre de 1871, il n’avait pu apprendre que Mme  de Kermor s’était décidée à quitter Saint-Pierre-Martinique pour venir le rejoindre. Il ignorait donc qu’elle eût pris passage à bord du Norton. Et lorsqu’il l’apprit, ce fut en même temps que la nouvelle de ce sinistre maritime. En vain multiplia-t-il ses recherches. Elles ne produisirent d’autre résultat que de lui donner la certitude que sa femme et sa fille avaient péri avec la plupart des passagers et des hommes du paquebot.

La douleur du colonel de Kermor fut immense. Il perdait à la fois une femme adorée, et cette petite fille qui n’avait pas même reçu son premier baiser. Tel fut l’effet de ce double malheur qu’il y eut lieu de craindre pour sa raison. Et même il tomba si dangereusement malade que, sans les soins assidus de son fidèle soldat, le sergent Martial, la famille de Kermor se fût peut-être éteinte en la personne de son chef.

Le colonel guérit cependant, mais sa convalescence fut longue.