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le sphinx des glaces

Hurliguerly prit pied à un endroit qui présentait encore quelque résistance. Gratian débarqua après lui, tandis que Francis maintenait le canot par la chaîne du grappin.

Tous deux rampèrent alors jusqu’au cadavre, le tirèrent l’un par les jambes, l’autre par les bras, et l’embarquèrent.

En quelques coups d’avirons, le bosseman eut rejoint la goélette.

Le cadavre, congelé de la tête aux pieds, fut déposé à l’emplanture du mât de misaine.

Aussitôt le capitaine Len Guy alla vers lui et le considéra longuement, comme s’il eût cherché à le reconnaître.

Ce corps était celui d’un marin, vêtu d’une grossière étoffe, pantalon de laine, vareuse rapiécée, chemise d’épais molleton, ceinture entourant deux fois sa taille. Nul doute que sa mort remontât à plusieurs mois déjà, — peu après, probablement, que cet infortuné eût été entraîné par la dérive…

L’homme que nous avions ramené à bord ne devait pas avoir plus d’une quarantaine d’années, bien que ses cheveux fussent grisonnants. Sa maigreur était effrayante, — un squelette dont l’ossature saillait sous la peau. Il avait dû subir les affreuses tortures de la faim, pendant ce trajet d’au moins vingt degrés depuis le cercle polaire antarctique.

Le capitaine Len Guy venait de relever les cheveux de ce cadavre, conservé par le froid. Il lui redressa la tête, il chercha son regard sous les paupières collées l’une à l’autre, et enfin ce nom lui échappa avec un déchirement de sanglot :

« Patterson… Patterson !

— Patterson ?… » m’écriai-je.

Et il me sembla que ce nom, si commun qu’il fût, tenait par quelque lien à ma mémoire !… Quand l’avais-je entendu prononcer, — ou bien ne l’avais-je pas lu quelque part ?…

Alors le capitaine Len Guy, debout, parcourut lentement l’horizon des yeux, comme s’il allait donner l’ordre de mettre le cap au sud…