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le sphinx des glaces

— Et pourquoi ?…

— Parce que les faits dont nous parlons se seraient passés il y a plus de onze ans…

— Monsieur, répondit le capitaine Len Guy, puisque Arthur Pym et Dirk Peters ont pu s’avancer au-delà de l’île Tsalal plus loin que le quatre-vingt-troisième parallèle, puisqu’ils ont trouvé le moyen de vivre au milieu de ces contrées antarctiques, pourquoi leurs compagnons, s’ils ne sont pas tombés sous les coups des indigènes, s’ils ont été assez heureux pour gagner les îles voisines entrevues au cours du voyage… pourquoi ces infortunés, mes compatriotes, ne seraient-ils pas parvenus à y vivre ?… Pourquoi quelques-uns n’attendraient-ils pas encore leur délivrance ?…

— Votre pitié vous égare, capitaine, répondis-je en essayant de le calmer. Il serait impossible…

— Impossible, monsieur !… Et si un fait se produisait, si un témoignage irrécusable sollicitait le monde civilisé, si l’on découvrait une preuve matérielle de l’existence de ces malheureux, abandonnés aux confins de la terre, à qui parlerait d’aller à leur secours, oserait-on crier : Impossible ? »

Et en ce moment, — ce qui m’évita de lui répondre, car il ne m’aurait pas entendu, — le capitaine Len Guy, dont la poitrine était gonflée de sanglots, se tourna vers le sud, comme s’il eût essayé d’en percer du regard les lointains horizons.

En somme, je me demandais à quelle circonstance de sa vie le capitaine Len Guy devait d’être tombé dans un tel trouble mental. Était-ce par un sentiment d’humanité, poussé jusqu’à la folie, qu’il s’intéressait à des naufragés qui n’avaient jamais fait naufrage… pour cette bonne raison qu’ils n’avaient jamais existé ?…

Alors le capitaine Len Guy se rapprocha, me posa la main sur l’épaule, et me chuchota à l’oreille :

« Non, monsieur Jeorling, non, le dernier mot n’est pas dit sur ce qui concerne l’équipage de la Jane !… »

Et il se retira.