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LE SECRET DE WILHELM STORITZ.

me rendre à l’évidence, et reconnaître que plus de dix toises me séparaient des passagers les plus proches.

En me gourmandant de ma sotte nervosité, je repris donc ma posture première, et bien certainement je n’eusse gardé aucun souvenir de ce futile incident ; si des événements, auxquels j’étais alors bien loin de m’attendre, ne se fussent chargés de me le remettre en mémoire.


En tous cas, sur le moment, je cessai aussitôt d’y penser, et mes regards se reportèrent vers la puszta, qui se déroulait devant moi, avec ses curieux effets de mirage, ses longues plaines, ses pâturages verdoyants, ses cultures plus serrées, plus riches dans le voisinage de la grande ville. Sûr le fleuve, c’était toujours le chapelet des îles basses, hérissées de saules, dont la tête émergeait comme de grosses touffes d’un gris pâle.

Au cours de cette journée du 7 mai, nous fîmes près de vingt lieues, en suivant les multiples replis du fleuve, sous un ciel incertain, qui donna plus d’heures humides que d’heures sèches. Le soir venu, on s’arrêta pour la nuit entre Duna Pentele et Duna Foldrar. La journée du lendemain fit en tous points semblable, et de nouveau on fit halte en rase campagne, une dizaine de lieues au-dessus de Batta.

Le 9 mai, le temps rasséréné, on partit avec la certitude d’arriver à Mohacz avant le soir.

Vers neuf heures, au moment où j’entrais dans le rouf, le passager allemand en sortait. Nous faillîmes nous heurter, et je fus surpris du regard singulier qu’il m’adressa. C’était la première fois que le hasard nous rapprochait l’un de l’autre, et pourtant, non seulement il y avait de l’insolence dans ce regard, mais — je rêvais sans doute — on eût juré qu’il y avait aussi de la haine.

Que me voulait-il, cet individu ? Me haïssait-il simplement parce que j’étais Français ? La pensée ; me vint, en effet, qu’il avait pu lire mon nom sur le couvercle de ma malle, ou même