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le pays des fourrures.

l’île, que les icebergs poussaient vers le sud. Quant au vent, il soufflait le plus généralement de la partie est, et il tendrait plutôt à rejeter le radeau au large de toute terre.

Il fallait attendre, attendre encore, puisque l’île dérivait rapidement vers les Aléoutiennes. Aux approches de ce groupe, on verrait ce qu’il conviendrait de faire.

C’était, en effet, le parti le plus sage, et certainement, dans huit jours, si sa vitesse ne diminuait pas, ou bien l’île s’arrêterait sur cette frontière méridionale de la mer de Behring, ou, entraînée au sud-ouest sur les eaux du Pacifique, elle serait irrévocablement perdue.

Mais la fatalité qui avait tant accablé ces hiverneurs et depuis si longtemps, allait encore les frapper d’un nouveau coup. Cette vitesse de déplacement sur laquelle ils comptaient devait avant peu leur faire défaut.

En effet, pendant la nuit du 26 au 27 mai, l’île Victoria subit un dernier changement d’orientation, dont les conséquences furent extrêmement graves. Elle fit un demi-tour sur elle-même. Les icebergs, restes de l’énorme banquise qui la bornaient au nord, furent par ce changement reportés au sud.

Au matin, les naufragés, — ne peut-on leur donner ce nom ? — virent le soleil se lever du côté du cap Esquimau et non plus sur l’horizon du port Barnett.

Là, se dressaient les icebergs, bien diminués par le dégel, mais considérables encore, qui poussaient l’île. De ce point, ils masquaient une grande partie de l’horizon.

Quelles allaient être les conséquences de ce changement d’orientation ? Ces montagnes de glace n’allaient-elles pas se séparer de l’île ?

Chacun avait le pressentiment d’un nouveau malheur, et chacun comprit ce que voulait dire le soldat Kellet, qui s’écria :

« Avant ce soir, nous aurons perdu notre hélice ! »

Kellet voulait dire par là que les icebergs, à présent qu’ils n’étaient plus à l’arrière, mais à l’avant de l’île, ne tarderaient pas à se détacher. C’étaient eux, en effet, qui lui imprimaient cette excessive vitesse, parce que, pour chaque pied dont ils s’élevaient au-dessus du niveau de la mer, ils en avaient six ou sept au-dessous. Plus enfoncés que l’île dans le courant sous-marin, ils étaient, par cela même, plus soumis à leur influence, et il était à craindre que ce courant ne les séparât de l’île, puisqu’aucun ciment ne les liait à elle.

Oui, le soldat Kellet avait raison. L’île serait alors comme un bâtiment désemparé de sa mâture, et dont l’hélice aurait été brisée !