Page:Verne - Le Pays des fourrures.djvu/152

Cette page a été validée par deux contributeurs.
142
le pays des fourrures.

bergs, pittoresquement entassés, étaient magnifiques. Ici, on eût dit les ruines blanchies d’une ville, avec ses monuments, ses colonnes, ses courtines abattues ; là, une contrée volcanique, au sol convulsionné, un entassement de glaçons formant des chaînes de montagnes avec leur ligne de faîte, leurs contreforts, leurs vallées, — toute une Suisse de glace ! Quelques oiseaux retardataires, des pétrels, des guillemots, des puffins, animaient encore cette solitude et jetaient des cris perçants. De grands ours blancs apparaissaient entre les hummocks et se confondaient dans leur blancheur éblouissante. En vérité, les impressions, les émotions ne manquèrent pas à la voyageuse ! Sa fidèle Madge, qui l’accompagnait, les partageait avec elle ! Qu’elles étaient loin, toutes deux, des zones tropicales de l’Inde ou de l’Australie !

Plusieurs excursions furent faites sur cet océan glacé, dont l’épaisse croûte eût supporté sans s’effondrer des parcs d’artillerie ou même des monuments. Mais bientôt ces promenades devinrent si pénibles qu’il fallut absolument les suspendre. En effet, la température s’abaissait sensiblement, et le moindre travail, le moindre effort produisait chez chaque individu un essoufflement qui le paralysait. Les yeux étaient aussi attaqués par l’intense blancheur des neiges, et il était impossible de supporter longtemps cette vive réverbération, qui provoque de nombreux cas de cécité chez les Esquimaux. Enfin, par un singulier phénomène dû à la réfraction des rayons lumineux, les distances, les profondeurs, les épaisseurs n’apparaissaient plus telles qu’elles étaient. C’étaient cinq ou six pieds à franchir entre deux glaçons, quand l’œil n’en mesurait qu’un ou deux. De là, par suite de cette illusion d’optique, des chutes très nombreuses et douloureuses fort souvent.

Le 14 octobre, le thermomètre accusa trois degrés Fahrenheit au-dessous de zéro (16° centigr. au-dessous de glace), rude température à supporter, d’autant plus que la bise était forte. L’air semblait fait d’aiguilles. Il y avait danger sérieux pour quiconque restait en dehors de la maison, d’être « frost bitten », c’est-à-dire gelé instantanément, s’il ne parvenait à rétablir la circulation du sang, dans la partie attaquée, au moyen de frictions de neige. Plusieurs des hôtes du fort se laissèrent prendre de congélation subite, entre autres Garry, Belcher, Hope ; mais, frictionnés à temps, ils échappèrent au danger.

Dans ces conditions, on le comprend, tout travail manuel devint impossible. À cette époque, d’ailleurs, les journées étaient extrêmement courtes. Le soleil ne restait au-dessus de l’horizon que pendant quelques heures. Un long crépuscule lui succédait. Le véritable hivernage, c’est-à-dire la séquestration, allait commencer. Déjà les derniers oiseaux polaires avaient fui le littoral assombri. Il ne restait plus que quelques couples de ces faucons-perdrix