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j’aurais pu dormir ? Je ne songeais même point à notre départ. Et pourtant il fallait bien qu’il s’effectuât à la date convenue. Je ne pensais qu’à Jean Keller, incorporé dans ce régiment, et peut-être sous les ordres du lieutenant Frantz ! Des scènes de violence se présentaient à mon esprit. Comment M. Jean pourrait-il les supporter de la part de cet officier ? Il le faudrait pourtant !… Il serait soldat !… Il n’aurait plus un mot à dire, plus un geste à faire !… La terrible discipline prussienne pèserait sur lui !… C’était horrible !

« Soldat ? Non, il ne l’est pas encore, me disais-je. Il ne le sera que demain, lorsqu’il aura pris place dans le rang. Jusque-là, il s’appartient ! »

Voilà de quelle façon j’arrivais à raisonner — à déraisonner plutôt ! De ces idées, il m’en passait des flottes dans le cerveau ! J’étais engrené à divaguer sur toutes ces choses !

« Oui, me répétais-je, demain, à onze heures, quand il aura rejoint son régiment, il sera soldat !… Jusque-là, il a le droit de se battre avec ce Frantz !… Et il le tuera !… Il faut qu’il le tue, ou, plus tard, le lieutenant n’aurait que trop d’occasions de se venger !… »

Quelle nuit je passai ! Non ! Je n’en souhaite pas de pareille à mon pire ennemi !

Vers trois heures, je m’étais jeté sur mon lit, tout habillé. Je me relevai à cinq heures, et j’allai sans bruit me placer près de la porte de la chambre à M. Jean.

Il était levé, lui aussi. Je retins alors ma respiration. Je prêtai l’oreille.

Je crus entendre que M. Jean écrivait. Sans doute, quelques dernières dispositions pour le cas où cette rencontre lui serait fatale ! Parfois, il faisait deux ou trois pas, puis venait se rasseoir, et la plume recommençait à grincer sur le papier. Nul autre bruit dans la maison.

Je ne voulus point troubler M. Jean, je rentrai dans ma chambre, et, vers six heures, je descendis dans la rue.

La nouvelle de la levée s’était ébruitée. Elle produisait un effet