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d’être gagné, c’était celui-là. En cette circonstance, les agents de l’État se conduisaient comme des gueux.

« Mais minute ! ajoutai-je. Ces agents ne sont pas des juges ! Ceux-ci vous rendront justice, et il m’est impossible de croire que vous perdiez…

— On peut toujours perdre un procès, même le meilleur ! Si le mauvais vouloir s’en mêle, puis-je espérer qu’on nous rende justice ? J’ai vu nos juges, je les vois encore, et je sens bien qu’ils sont prévenus contre une famille qui tient par quelque lien à la France, maintenant surtout que les rapports sont tendus entre les deux pays. Il y a quinze mois, à la mort de mon père, personne n’aurait douté de la bonté de notre cause. À présent, je ne sais que penser. Si nous perdions ce procès, ce serait presque toute notre fortune engloutie !… Il nous resterait à peine de quoi vivre !

— Cela ne sera pas ! m’écriai-je.

— Il faut tout craindre, Natalis ! Oh ! non pour moi, ajouta M. Jean. Je suis jeune, je travaillerai. Mais ma mère !… En attendant que j’aie pu lui refaire une position, mon cœur se serre à la pensée que, pendant des années, elle serait dans la gêne !

— Bonne madame Keller ! Ma sœur m’en a tant fait l’éloge !… Vous l’aimez bien ?…

— Si je l’aime ! »

M. Jean se tut un instant. Puis, il reprit :

« Sans ce procès, Natalis, j’aurais déjà réalisé notre fortune, et puisque ma mère n’a qu’un désir, revenir dans cette France que vingt-cinq ans d’absence n’ont pu lui faire oublier, j’aurais arrangé nos affaires de manière à lui donner cette joie d’ici un an, d’ici quelques mois peut-être !

— Mais, demandai-je, ce procès gagné ou perdu, madame Keller ne pourra-t-elle quitter l’Allemagne ?

— Eh ! Natalis, de revenir au pays, dans cette Picardie qu’elle aime, pour n’y plus retrouver la modeste aisance à laquelle elle est accoutumée, combien ce serait pénible ! Je travaillerai, sans doute, et