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rien perdu de leur vivacité d’autrefois. Un feu y brûlait encore, malgré les larmes qui les avaient noyés depuis la mort de son époux. Son attitude était calme. Elle savait écouter, n’étant point de ces femmes qui jacassent comme des pies borgnes ou bourdonnent comme des ruches. Et franchement, celles-là, je ne les aime guère. On la sentait pleine de bon sens, sachant faire appel à sa raison avant de parler ou d’agir, étant très entendue à diriger ses affaires.

En outre, comme je le vis bientôt, elle ne quittait que rarement le foyer domestique. Elle ne voisinait pas. Elle fuyait les connaissances. Elle se trouvait bien chez elle. Voilà ce qui me plaît dans une femme. Je fais peu de cas de celles qui, comme les joueurs de violon, ne sont jamais mieux que hors de la maison.

Une chose me fit aussi grand plaisir, c’est que, sans dédaigner les habitudes allemandes, Mme Keller avait conservé quelques-unes de nos coutumes picardes. Ainsi, son intérieur rappelait celui des maisons de Saint-Sauflieu. Avec l’arrangement des meubles, l’organisation du service, la manière de préparer les repas, on se serait cru au pays. J’ai noté cela dans mon souvenir.

M. Jean avait vingt-quatre ans alors. C’était un jeune homme d’une taille au-dessus de la moyenne, brun de cheveux et de moustaches, avec des yeux si foncés qu’ils en paraissaient noirs. S’il était allemand, il n’avait rien, du moins, de la raideur teutonne, qui contrastait avec la grâce de ses manières. Sa nature franche, ouverte, sympathique, attirait. Il ressemblait beaucoup à sa mère. Naturellement sérieux comme elle, il plaisait malgré son air grave, étant obligeant et serviable. À moi, il m’alla tout à fait, dès que je l’eus vu. S’il a jamais besoin de quelqu’un de dévoué, il le trouvera dans Natalis Delpierre !

J’ajoute qu’il se servait de notre langue comme s’il eût été élevé dans mon pays. Savait-il l’allemand ? Oui, évidemment, et très bien. Mais, en vérité, on eût pu le lui demander, comme on le demandait à je ne sais plus quelle reine de Prusse qui, habituellement, ne parlait que français. Et, de plus, il s’intéressait surtout aux choses