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du matin. Quelques instants après, la carriole s’arrêtait devant une maison très propre, très attrayante, quoique modeste. C’était la maison de Mme Keller.

En ce pays, on se croirait en pleine Hollande. Les paysans portent de longues redingotes bleuâtres, des gilets écarlates, surmontés d’un haut et solide collet, qui les protégerait joliment d’un coup de sabre. Les femmes avec leurs doubles et triples jupons, leurs cornettes à ailes blanches, ressembleraient à des bonnes sœurs, n’étaient le foulard à couleurs vives qui les serre à la taille, et leur corsage de velours noir qui n’a rien de monastique. Voilà, du moins, ce que j’en ai vu sur la route.

Quant à l’accueil qui me fut fait, on l’imagine aisément. N’étais-je pas le propre frère d’Irma ? Je compris bien que sa situation dans la famille n’était pas au-dessous de ce qu’elle m’avait dit. Mme Keller m’honora d’un affectueux sourire, M. Jean de deux bonnes poignées de main. Comme on le pense, ma qualité de Français devait y être pour une forte part.

« Monsieur Delpierre, me dit-il, ma mère et moi nous comptons que vous passerez ici tout le temps de votre congé. Quelques semaines, ce n’est pas trop donner à votre sœur, puisque vous ne l’avez pas vue depuis treize ans !

— À donner à ma sœur, à madame votre mère et à vous, monsieur Jean, répondis-je. Je n’ai point oublié le bien que votre famille a fait à la mienne, et c’est un grand bonheur pour Irma d’avoir été recueillie par vous ! »

Je l’avoue, j’avais préparé ce petit compliment pour ne pas rester tout bête à mon entrée. C’était bien inutile. Avec de si brave monde, il suffit de laisser sortir ce qu’on a dans le cœur.

En regardant Mme Keller, je retrouvai ses traits de jeune fille, qui étaient gravés dans ma mémoire. Sa beauté ne semblait point avoir changé avec les ans. À l’époque de la jeunesse, la gravité de sa physionomie frappait déjà, et je la revoyais à peu près ce qu’elle était alors. Si ses cheveux noirs blanchissaient par places, ses yeux n’avaient