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crosses de leurs fusils qui résonnèrent sur le sol, lorsqu’ils mirent l’arme au pied.

« C’est ici, dit l’officier.

— Bien ! » répondit Jean Keller.

Il répondit cela d’une voix ferme, le front haut, le regard assuré.

Et, alors, s’approchant de moi, il me parla dans cette langue française qu’il aimait tant, et que j’allais entendre pour la dernière fois.

« Natalis, me dit-il, nous allons mourir ! Ma dernière pensée sera pour ma mère, pour Marthe qu’après elle, j’aimais le plus au monde ! Les pauvres femmes ! Que le ciel les prenne en pitié ! Quant à vous, Natalis, pardonnez-moi…

— Que je vous pardonne, monsieur Jean ?

— Oui, puisque c’est moi qui…

— Monsieur Jean ! répondis-je, je n’ai rien à vous pardonner. Ce que j’ai fait a été fait librement, et je le ferais encore ! Laissez-moi vous embrasser, et mourons tous deux en braves ! »

Nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre.

Et je n’oublierai jamais quelle fut l’attitude de Jean Keller, lorsque, se retournant vers l’officier, il lui dit d’une voix qui ne tremblait pas :

« À vos ordres ! »

L’officier fit un signe. Quatre soldats se détachèrent du peloton, nous poussèrent par le dos, et nous conduisirent tous deux au pied du même arbre. Nous devions être frappés du même coup et tomber ensemble… Eh bien, j’aimais mieux cela !

Je me rappelle que cet arbre était un hêtre. Je le vois encore avec tout un pan d’écorce pelé. Le brouillard commençait à se dissiper. Les autres arbres sortaient des brumes.

M. Jean et moi, nous étions debout, la main dans la main, regardant le peloton en face.

L’officier s’écarta un peu. Le craquement des batteries qu’on