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sien !… Il fallait alors s’enfuir plus profondément, crainte de se faire ramasser. Ah ! misère et poussière ! que le jour tardait à venir !

Dès que l’aube eut monté, nous reprîmes notre course à travers la forêt. Je dis course, car nous allions aussi vite que le permettait la nature du sol, tandis que je m’orientais de mon mieux sur le soleil levant.

De plus, rien dans le ventre, et la faim nous aiguillonnait. M. Jean, en fuyant la maison des Stenger, n’avait pas eu le temps de prendre des provisions. Moi, parti comme un fou, tant je redoutais que la retraite me fût coupée par les Autrichiens, je ne m’étais pas mieux pourvu. Nous en étions donc réduits à danser devant le buffet, ainsi que l’on fait quand il est vide. Si les corneilles, les émouchets, et nombre de petits oiseaux, des bruants surtout, volaient par centaines à travers les arbres, le gibier paraissait rare. À peine çà et là un gîte de lièvre ou quelques couples de gelinottes qui fuyaient sous le taillis. Et comment les attraper ? Par bonheur, les châtaigniers ne manquent pas dans l’Argonne, ni les châtaignes en cette saison. J’en fis cuire sous la cendre, après avoir allumé un tas de broussailles avec un peu de poudre. Cela nous empêcha positivement de succomber à la faim.

La nuit vint — une nuit froide et sombre. Le bois était si serré que nous n’avions pas fait longue route depuis le matin. Cependant la lisière de l’Argonne ne pouvait être éloignée. On entendait la mousqueterie des éclaireurs qui battaient l’estrade le long de l’Aisne. Toutefois, il faudrait encore près de vingt-quatre heures, avant que nous eussions pu trouver refuge de l’autre côté de la rivière, soit à Vouziers, soit dans un des villages de la rive gauche.

Je ne parlerai pas de nos fatigues. Nous n’avions pas le temps d’y songer. Ce soir-là, malgré que mon cerveau fut obsédé de mille craintes, comme j’avais sommeil, je m’étendis au pied d’un arbre. Je me rappelle qu’au moment où mes yeux se fermèrent, je songeais à ce régiment du colonel von Grawert, qui avait laissé une trentaine