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Vers midi, nous arrivâmes près d’une coupe de bois, qui laissait à découvert une vaste étendue de terrain.

Là, récemment, il y avait eu combat. Des corps jonchaient le sol. Je reconnus ces morts à leur uniforme bleu, doublé de revers rouges, leurs guêtres blanches, leurs baudriers en croix, si différents des Prussiens aux habits bleu de ciel ou des Autrichiens vêtus d’uniformes blancs et coiffés de bonnets en pointe.

C’étaient des Français, des volontaires. Ils avaient dû être surpris par quelque colonne du corps de Clairfayt ou de Brunswick. Vrai Dieu ! ils n’avaient pas succombé sans se défendre. Un certain nombre d’Allemands étaient étendus près d’eux, et même des Prussiens avec leurs schakos de cuir à chaînette.

Je m’étais approché, je regardais cette jonchée de cadavres avec horreur, car jamais je n’ai pu m’habituer à la vue d’un champ de bataille.

Soudain je poussai un cri. M. de Lauranay, Mme Keller et son fils, Mlle Marthe et ma sœur, arrêtés sur la limite des arbres, à cinquante pas derrière moi, me regardaient, n’osant avancer au milieu de la clairière.

M. Jean accourut aussitôt.

« Qu’y a-t-il, Natalis ? »

Ah ! comme je regrettai de ne pas avoir été assez maître de moi. J’aurais voulu éloigner M. Jean. Il était trop tard. En un instant, il avait deviné pourquoi j’avais jeté ce cri.

Un corps qui gisait à mes pieds ! M. Jean n’eut pas besoin de regarder longtemps pour le reconnaître. Et alors, les bras croisés, secouant la tête :

« Que ma mère, que Marthe ignorent… » dit-il.

Mais Mme Keller venait de se traîner jusqu’à nous, et elle vit ce que nous aurions voulu lui cacher, le corps d’un soldat prussien, d’un « feldwebel[1] » du régiment de Leib, étendu sur le sol, au milieu d’une trentaine de ses camarades.

  1. Sergent.