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— Le régiment fut envoyé à Borna, reprit Jean Keller. Là, pendant un mois, je fus soumis aux corvées les plus dures, humilié dans le service, puni injustement, traité comme on ne traite pas un chien, et par ce Frantz !… Je me contenais… Je supportai tout… en songeant à vous, Marthe, à ma mère, à tous mes amis !… Ah ! ce que j’ai souffert !… Enfin, le régiment partit pour Magdebourg… C’est là que ma mère put le rejoindre. Mais c’est là aussi qu’un soir, il y a cinq jours, dans une rue où j’étais seul avec lui, le lieutenant Frantz, après m’avoir accablé d’injures, me frappa de sa cravache !… C’était trop d’humiliations et d’insultes !… Je me jetai sur lui… Je le frappai à mon tour…

— Jean… mon pauvre Jean !… murmurait toujours Mlle Marthe.

— J’étais perdu, si je ne parvenais à m’enfuir… reprit M. Jean. Par bonheur, je pus retrouver ma mère dans l’auberge où elle demeurait… Quelques instants après, j’avais changé mon uniforme contre un habit de paysan, et nous avions quitté Magdebourg !… Le lendemain, ainsi que je l’appris bientôt, j’étais condamné à mort par un conseil de guerre… On mettait ma tête à prix !… Mille florins à qui me livrerait !… Comment pourrai-je échapper ?… Je ne savais !… Mais je voulais vivre, Marthe… vivre pour vous revoir tous !… »

En cet instant, M. Jean s’interrompit.

« Est-ce qu’on n’entend pas ?… » dit-il.

Je me glissai hors de la hutte. La route était silencieuse et déserte. J’appliquai mon oreille sur le sol. Nul bruit suspect du côté de la forêt.

« Rien, dis-je en rentrant.

— Ma mère et moi, reprit M. Jean, nous nous étions jetés à travers les campagnes de la Saxe avec l’espoir de vous rejoindre, peut-être, puisque ma mère connaissait l’itinéraire que la police vous obligeait à suivre !… C’était la nuit, surtout, que nous faisions route, achetant un peu de nourriture dans les maisons isolées, traversant des villages, où je pouvais lire l’affiche qui mettait ma tête à prix…