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journal du passager j.-r. kazallon.

des hommes que la nature a « forgés de tout leur dur », expression empruntée à la langue de l’industrie métallurgique, qui les peint bien.

Vers cinq heures du soir, une de nos compagnes d’infortune a cessé de souffrir. Mrs. Kear est morte, après une douloureuse agonie, peut-être sans avoir eu conscience de sa situation. Elle a poussé quelques soupirs, et tout a été fini. Jusqu’au dernier moment, miss Herbey lui a prodigué ses soins avec un dévouement qui nous a profondément touchés !

La nuit s’est passée sans incident. Le matin, au point du jour, j’ai pris la main de la morte, qui était froide et dont les membres étaient déjà raidis. Son corps ne peut demeurer plus longtemps dans la hune. Miss Herbey et moi, nous l’enveloppons dans ses vêtements ; puis, quelques prières sont dites pour l’âme de la malheureuse femme, et la première victime de tant de misères est précipitée dans les flots.

À ce moment, un des hommes qui se trouvent dans les haubans fait entendre ces épouvantables paroles :

« Voilà un cadavre que nous regretterons ! »

Je me retourne. C’est Owen qui a parlé ainsi.

Puis, la pensée me vient que les vivres, en effet, nous manqueront peut-être un jour !

XXIX

— 7 décembre. — Le navire s’enfonce toujours. La mer est arrivée maintenant au trélingage de la hune de misaine. La dunette, le gaillard d’avant sont complètement immergés, et le bout-dehors du beaupré a disparu. Il ne reste plus que les trois bas mâts qui sortent de l’Océan.

Mais le radeau est prêt et chargé de tout ce qui a pu être sauvé. Une emplanture, ménagée à l’avant, est destinée à recevoir un mât que soutiendront des haubans frappés sur les côtés de la plate-forme. La voile du grand cacatois sera enverguée et nous poussera peut-être vers la côte.

Qui sait si ce que le Chancellor n’a pu faire, ce frêle assemblage de planches, moins facile à submerger, ne le fera pas ? L’espoir est si fortement enraciné au cœur de l’homme, que j’espère encore !

Il est sept heures du matin. Nous allons nous embarquer, quand, soudain, le navire s’enfonce si précipitamment, que le charpentier et les hommes, occupés