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journal du passager j.-r. kazallon.

« Qu’y a-t-il donc ? lui ai-je demandé.

— Le vent a changé… »

Le matelot ajoute ensuite quelques mots que je n’ai pu entendre clairement. Cependant, il me semble qu’il a dit « cap pour cap ».

Cap pour cap ! Mais alors le vent aurait sauté du nord-est au sud-ouest, et, maintenant, il nous repousserait au large ! Mes pressentiments ne m’ont donc pas trompé !

En effet, le jour se lève peu à peu. Le vent n’a pas absolument changé cap pour cap, mais, — circonstance aussi funeste pour nous, — il souffle du nord-ouest. Donc, il nous éloigne de la terre. De plus, il y a maintenant cinq pieds d’eau sur le pont, dont les bastingages ont complètement disparu. Le navire s’est enfoncé pendant la nuit, et le gaillard d’avant aussi bien que la dunette sont maintenant au niveau de la mer, qui les balaye incessamment. Sous le vent, Robert Kurtis et son équipage travaillent à achever la construction du radeau, mais la besogne ne peut aller vite, vu la violence de la houle, et il faut prendre les plus sérieuses précautions pour que le bâtis ne se disloque pas avant d’être absolument consolidé.

En ce moment, MM. Letourneur sont debout près de moi, et le père maintient son fils contre les violences du roulis.

« Mais cette hune va se briser ! » s’écrie M. Letourneur, en entendant les craquements de l’étroite plate-forme qui nous porte.

Miss Herbey se relève à ces paroles, et montrant Mrs. Kear, étendue à ses pieds :

« Que devons-nous faire, messieurs ? demande-t-elle.

— Il faut rester où nous sommes, ai-je répondu.

— Miss Herbey, ajoute André Letourneur, c’est encore ici notre plus sûr refuge. Ne craignez rien…

— Ce n’est pas pour moi que je crains, répond la jeune fille de sa voix calme, mais pour ceux qui ont quelque raison de tenir à la vie ! »

À huit heures un quart, le bosseman crie aux hommes de l’équipage :

« Hé ! de l’avant !

— Plaît-il, maître, répond un des matelots, — O’Ready, je crois.

— Avez-vous la baleinière ?

— Non, maître.

— Alors, elle est partie en dérive ! »

En effet, la baleinière n’est plus suspendue au beaupré, et, presque aussitôt, on constate la disparition de Mr. Kear, de Silas Huntly et de trois hommes de l’équipage, un Écossais et deux Anglais. Je comprends alors quel a été, la