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journal du passager j.-r. kazallon.

faire une longue traversée. Nous avons seulement huit cents milles à franchir. Si le vent de nord-est se maintient pendant quelques jours, le Chancellor, marchant vent arrière, fatiguera peu et atteindra sûrement la côte de la Guyane.

La route est donnée au sud-ouest, et la vie du bord reprend son cours régulier.

Les premiers jours se passent sans incident. La direction du vent est toujours bonne, mais Robert Kurtis ne veut pas se charger de toile, car il craint de provoquer quelque réouverture de la voie d’eau en imprimant trop de vitesse à son navire.

Triste traversée, en somme, que celle qui se fait dans ces conditions, quand on n’a pas confiance dans le bâtiment qui vous porte ! Et puis, nous revenons sur notre route, au lieu d’aller en avant ! Aussi chacun s’absorbe-t-il dans ses pensées, et le bord n’a-t-il pas cette animation communicative qui résulte d’une navigation sûre et rapide.

Pendant la journée du 29, le vent remonte d’un quart dans le nord. L’allure du vent arrière ne peut donc être conservée. Il faut brasser les vergues, orienter les voiles et prendre les amures à tribord. De là, une bande assez forte donnée par le navire.

Robert Kurtis cargue ses perroquets, car il sent combien l’inclinaison fatigue la coque du Chancellor. Et il a raison, puisqu’il ne s’agit pas tant de faire une traversée rapide que d’arriver, sans nouvel accident, en vue de terre.

La nuit du 29 au 30 est noire et brumeuse. La brise fraîchit toujours, et, bien malheureusement, elle hale le nord-ouest. La plupart des passagers regagnent leurs cabines, mais le capitaine Kurtis ne quitte pas la dunette, et l’équipage entier reste sur le pont. Le navire est toujours fortement incliné, bien qu’il ne porte plus aucune de ses hautes voiles.

Vers deux heures du matin, je me dispose à descendre dans ma cabine, quand un des matelots, Burke, qui était dans la cale, remonte vivement et crie :

« Deux pieds d’eau ! »

Robert Kurtis et le bosseman s’affalent par l’échelle et constatent que la funeste nouvelle n’est que trop vraie. Ou la voie d’eau s’est rouverte, malgré toutes les précautions prises, ou quelques coutures, mal calfatées, se sont disjointes, et l’eau pénètre assez rapidement dans la cale.

Le capitaine, revenu sur le pont, remet le navire vent arrière, pour le moins fatiguer, et on attend le jour.

À l’aube, on sonde, et on trouve trois pieds d’eau…

Je regarde Robert Kurtis. Une fugitive pâleur a blanchi ses lèvres, mais il conserve tout son sang-froid. Les passagers, dont plusieurs ont monté sur le