Page:Verne - Le Chancellor - Martin Paz, Hetzel, 1876.djvu/75

Cette page a été validée par deux contributeurs.
67
journal du passager j.-r. kazallon.

Chancellor. En conséquence, une ancre est fixée à l’arrière pour le cas où, l’opération ne réussissant pas, il faudrait ramener le navire au mouillage ; puis, deux autres ancres sont portées en dehors de la passe, dont la longueur n’excède pas deux cents pieds. Les chaînes sont alors garnies au guindeau, l’équipage se met sur les barres, et, à quatre heures du soir, le Chancellor commence son mouvement.

C’est à quatre heures vingt-trois minutes que la marée doit être pleine. Aussi, dix minutes avant, le navire a-t-il été halé aussi loin que son tirant d’eau le permettait, mais la partie antérieure de sa quille a bientôt glissé sur le radier, et il a dû s’arrêter.

Et maintenant, puisque l’extrémité inférieure de l’étrave a franchi l’obstacle, il n’y a plus de raison pour que Robert Kurtis ne joigne pas l’action du vent à la puissance mécanique du guindeau. Les basses et hautes voiles sont donc déployées et orientées vent arrière.

C’est le moment. La mer est étale. Passagers et matelots sont aux barres du guindeau. MM. Letourneur, Falsten et moi, nous tenons la bringuebale de tribord. Robert Kurtis est sur la dunette, surveillant la voilure, le lieutenant sur le gaillard d’avant, le bosseman au gouvernail.

Le Chancellor ressent quelques secousses, et la mer, qui s’enfle, le soulève légèrement, mais, heureusement, elle est calme.

« Allons, mes amis, crie Robert Kurtis de sa voix calme et confiante, de la force et de l’ensemble. Allez ! »

Les bringuebales du guindeau sont mises en mouvement. On entend le cliquetis des linguets, et les chaînes, se raidissant à la mesure, forcent sur les écubiers. Le vent fraîchit, et, comme le navire ne peut pas prendre une vitesse suffisante, les mâts s’arquent sous la poussée des voiles. Une vingtaine de pieds sont gagnés. Un des matelots entonne une de ces chansons gutturales, dont le rhythme aide à simultanéiser nos mouvements. Nos efforts redoublent, et le Chancellor frémit…

Mais, vains efforts. La marée commence à baisser. Nous ne passerons pas.

Or, du moment qu’il ne passe pas, le navire ne peut rester en balance sur ce radier, car il se casserait en deux à mer basse. Sur l’ordre du capitaine, les voiles sont rapidement serrées, et l’ancre, mouillée à l’arrière, va servir aussitôt. Il n’y a pas un instant à perdre. On vire à culer, et il y a là un moment d’anxiété terrible… Mais le Chancellor glisse sur sa quille et revient dans le bassin qui lui sert maintenant de prison.

« Eh bien, capitaine, demande alors le bosseman, comment passerons-nous ?

— Je ne sais pas, répond Robert Kurtis, mais nous passerons. »