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journal du passager j.-r. kazallon.

avec une anxiété indescriptible. Où sommes-nous ? Ce qui est certain, c’est que le flot se retire peu à peu et que la fureur des lames s’apaise. Le Chancellor doit avoir touché une heure après la pleine mer, mais il est difficile de le savoir au juste, sans calculs et sans observations. Si cela est, on peut espérer, à la condition que le feu soit éteint, qu’on pourra se dégager promptement à la marée prochaine.

Vers quatre heures et demie du matin, le rideau de flamme, tendu entre l’avant et l’arrière du navire, se dissipe peu à peu, et, au delà, nous apercevons enfin un groupe noir. C’est l’équipage, qui s’est réfugié sur l’étroit gaillard d’avant. Bientôt, les communications sont rétablies entre les deux extrémités du navire, et le lieutenant et le bosseman viennent nous rejoindre sur la dunette, en marchant sur les lisses, car il n’est pas encore possible de mettre le pied sur le pont.

Le capitaine Kurtis, le lieutenant et le bosseman, moi présent, confèrent ensemble, et sont d’accord sur ce point qu’il ne faut rien tenter avant le jour. Si la terre est voisine, si la mer est praticable, on gagnera la côte, soit avec la baleinière, soit au moyen d’un radeau. Si aucune terre n’est en vue, si le Chancellor s’est échoué sur un récif isolé, on cherchera à le renflouer, de manière à le mettre en état de gagner le port le plus proche.

« Mais, dit Robert Kurtis, dont l’opinion est partagée par le lieutenant et le bosseman, il est difficile de deviner où nous sommes, car, avec ces vents de nord-ouest, le Chancellor a dû être rejeté assez loin dans le sud. Voilà longtemps que je n’ai pu prendre hauteur, et, cependant, comme je ne connais aucun écueil dans cette portion de l’Atlantique, il est possible que nous soyons échoués sur quelque terre de l’Amérique du Sud.

— Mais, dis-je, nous sommes toujours sous la menace d’une explosion. Ne pourrions-nous abandonner le Chancellor, et nous réfugier…

— Sur ce récif ? répond Robert Kurtis. Mais comment est-il fait ? Ne couvre-t-il pas à mer haute ? Pouvons-nous le reconnaître dans cette obscurité ? Laissons venir le jour, et nous verrons. »

Ces paroles de Robert Kurtis, je les rapporte immédiatement aux autres passagers. Elles ne sont pas absolument rassurantes, mais personne ne veut voir le nouveau danger que crée la situation du navire, si, par malheur, il s’est jeté sur quelque récif inconnu, à plusieurs centaines de milles de toute terre. Une seule considération domine tout : c’est que maintenant l’eau combat pour nous et lutte avantageusement contre l’incendie, et, par conséquent, contre les chances d’explosion.