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journal du passager j.-r. kazallon.

ne pas précipiter des tonnes d’eau dans la cale ? Quand le navire en serait rempli, où serait le mal ? L’incendie éteint, les pompes rejetteraient toute cette eau à la mer !

— Monsieur Kazallon, me répond Robert Kurtis, je vous l’ai dit, je vous le répète, si nous livrons passage à l’air, si peu que ce soit, le feu se propagera, en un instant, dans le navire tout entier, et les flammes l’envelopperont de la quille à la pomme des mâts ! Nous sommes condamnés à l’inaction, et il est des circonstances où il faut avoir le courage de ne rien faire ! »

Oui ! Boucher hermétiquement toute issue, c’est le seul moyen de combattre l’incendie, et c’est ce que fait l’équipage.

Cependant, les progrès du feu sont incessants et peut-être plus rapides que nous ne le supposons. Peu à peu, la chaleur est devenue assez forte pour que les passagers aient dû se réfugier sur le pont, et les cabines de l’arrière, largement éclairées par les fenêtres du tableau, peuvent seules être encore occupées. Mrs. Kear ne quitte pas l’une, et quant à l’autre, Robert Kurtis l’a mise à la disposition du négociant Ruby. Je suis allé plusieurs fois visiter ce malheureux, qui est absolument fou, et il faut le tenir attaché, si l’on ne veut pas qu’il brise la porte de sa cabine. Chose singulière ! il a conservé dans sa folie un sentiment d’effroyable terreur, et il pousse d’horribles cris, comme si, sous l’influence d’un phénomène physiologique, il ressentait des brûlures réelles.

Plusieurs fois aussi, je rends visite à l’ex-capitaine, et je trouve en lui un homme très-calme, et parlant raisonnablement, excepté sur ce qui se rapporte à son métier de marin. Sur ce sujet, il n’a plus le sens commun. Je lui offre mes soins, car il souffre, mais il ne veut pas les accepter, et il ne sort plus de sa cabine.

Aujourd’hui, le poste de l’équipage a été envahi par une fumée, âcre et nauséabonde, qui filtre par les bouffetures de la cloison. Il est certain que l’incendie gagne de ce côté, et, en prêtant l’oreille, on entend de sourds ronflements. Où ce feu prend-il donc tout cet air qui l’alimente ? Quelle est l’ouverture qui a échappé à nos recherches ? L’effroyable catastrophe ne saurait être éloignée maintenant ! Peut-être n’est-ce qu’une question de quelques jours, de quelques heures, et, malheureusement, la mer est tellement grosse qu’on ne peut songer à fuir dans les embarcations.

Par ordre de Robert Kurtis, la cloison du poste est recouverte d’un prélart que l’on imbibe d’eau incessamment. Malgré ces soins, la fumée transpire toujours au milieu d’une chaleur humide, qui se répand sur l’avant du navire et y rend l’air à peu près irrespirable.