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journal du passager j.-r. kazallon.

Les progrès de l’incendie à l’intérieur du navire sont maintenant indiscutables, et déjà, dans le poste de l’équipage situé à l’avant, il est difficile de demeurer. Il est évident que le feu ne peut être maîtrisé, et que, tôt ou tard, il éclatera avec violence.

Dans ce cas, que convient-il de faire ? Il n’y a qu’un seul parti à prendre : gagner la terre la plus rapprochée. Cette terre, après relèvement, est celle des Petites-Antilles, et on peut espérer de l’atteindre assez promptement avec ce vent persistant du nord-est.

Cet avis ayant été adopté, le second n’a eu qu’à maintenir la route suivie depuis vingt-quatre heures. Les passagers, sans point de repère sur cet immense Océan, et peu familiarisés avec les indications du compas, n’ont pu reconnaître le changement de direction dans la marche du Chancellor, qui, tout dessus, cacatois et bonnettes, tend à se rapprocher des atterrages des Antilles, dont il est encore éloigné de plus de six cents milles.

Cependant, sur une interpellation que M. Letourneur lui fait, au sujet de ce changement de route, Robert Kurtis répond que, ne pouvant gagner au vent, il va chercher dans l’ouest des courants plus favorables.

C’est la seule observation qu’ait provoquée la modification apportée à la direction du Chancellor.

Le lendemain, 21 octobre, la situation est la même. Aux yeux des passagers, la navigation s’accomplit dans les conditions ordinaires, et rien n’est changé au programme de la vie du bord.

D’ailleurs, les progrès de l’incendie ne se manifestent pas à l’extérieur, et c’est bon signe. Les ouvertures ont été si hermétiquement bouchées, que pas une fumée ne trahit la combustion intérieure. Peut-être sera-t-il possible de concentrer le feu dans la cale, et peut-être enfin, faute d’air, s’éteindra-t-il ou couvera-t-il sans se propager à travers toute la cargaison. C’est l’espoir de Robert Kurtis, et, par surcroît de précaution, il a même fait tamponner avec soin l’orifice des pompes, dont le tuyau, se prolongeant jusqu’à fond de cale, pouvait donner passage à quelques molécules d’air.

Que le ciel nous vienne en aide, car, véritablement, nous ne pouvons rien par nous-mêmes !

Cette journée se serait passée sans incident, si le hasard ne m’eût livré quelques mots d’une conversation, desquels il résulte que notre situation, si grave déjà, va devenir épouvantable.

On en jugera.

J’étais assis sur la dunette, et deux des passagers causaient à voix basse,