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journal du passager j.-r. kazallon.

due d’eau, couverte de ces varechs que les Espagnols appellent « sargasso », et les vaisseaux de Colomb n’y naviguèrent pas sans peine, pendant leur première traversée de l’Océan.

Quand le jour vient, l’Atlantique s’offre à nos yeux sous un singulier aspect, et MM. Letourneur viennent l’observer, malgré les bruyantes rafales qui font résonner les haubans métalliques comme de véritables cordes de harpe. Nos vêtements, collés à notre corps, s’en iraient en lambeaux, s’ils donnaient la moindre prise à l’air. Le navire bondit sur cette mer, épaissie par cette prolifique famille des fucus, vaste plaine herbeuse que son étrave tranche comme un soc de charrue. Quelquefois, de longs filaments, enlevés par le vent, se contournent aux cordages ainsi que des sarments de vigne folle, et forment un berceau de verdure tendu d’un mât à l’autre. De ces longues algues, — interminables rubans qui ne mesurent pas moins de trois ou quatre cents pieds, — il en est qui vont s’enrouler jusqu’à la pomme des mâts comme autant de flammes flottantes. Pendant quelques heures, il faut lutter contre cette invasion de varechs, et, à de certains moments, le Chancellor, avec sa mâture couverte d’hydrophytes reliées par ces lianes capricieuses, doit ressembler à un bosquet mouvant au milieu d’une prairie immense.

vii

— 14 octobre. — Le Chancellor a enfin quitté cet océan végétal, et la violence du vent a beaucoup diminué. Il est revenu à « bon frais », et nous marchons rapidement avec deux ris dans les huniers.

Le soleil a paru aujourd’hui et brille d’un vif éclat. La température commence à devenir très-chaude. Le point, établi dans de bonnes conditions, donne 21° 33′ de latitude nord et 50° 17′ de longitude ouest. Le Chancellor a donc descendu de plus de dix degrés dans le sud.

Et sa route est toujours au sud-est !

J’ai voulu me rendre compte de cette inconcevable obstination du capitaine Huntly, et j’ai plusieurs fois causé avec lui. A-t-il son bon sens ou ne l’a-t-il pas ? je ne sais que croire. En général, il parle raisonnablement. Est-il donc sous l’influence d’une folie partielle, d’une sorte « d’absence » qui porte précisément sur les choses de son métier ? On a déjà observé quelques-uns de ces cas phy-