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martin paz.

seigneur que vous connaissez déjà. Seulement sa fortune rivalisait encore avec sa noblesse. Obligé de venir à Lima pour des affaires d’intérêt, il partit seul, laissant à Concepcion sa femme et sa petite fille, âgée de quinze mois. Le climat du Pérou lui convint sous tous les rapports, et il manda à la marquise de venir le rejoindre. Elle s’embarqua sur le San-Jose, de Valparaiso, avec quelques domestiques de confiance. Je me rendais au Pérou par le même navire. Le San-Jose devait relâcher à Lima ; mais, à la hauteur de Juan-Fernandez, il fut assailli par un ouragan terrible, qui le désempara et le coucha sur le côté. Les gens de l’équipage et les passagers se réfugièrent dans la chaloupe ; mais, à la vue de la mer en fureur, la marquise refusa d’y mettre le pied ; elle serra son enfant dans ses bras et demeura sur le navire. J’y restai avec elle. La chaloupe s’éloigna et fut engloutie à cent brasses du San-Jose, avec tout son équipage. Nous demeurâmes seuls. La tempête se déchaînait avec une extrême violence. Comme ma fortune n’était pas à bord, je ne me désespérais pas autrement. Le San-Jose, ayant cinq pieds d’eau dans la cale, dériva sur les rochers de la côte, où il se brisa entièrement. La jeune femme fut jetée à la mer avec sa fille. Heureusement pour moi, je pus saisir l’enfant, dont la mère périt sous mes yeux, et gagner le rivage.

— Tous ces détails sont exacts ?

— Parfaitement exacts. Le père ne les démentira pas. Ah ! j’avais fait une bonne journée, señor, puisqu’elle va me valoir les cent mille piastres que vous allez me compter !

— Qu’est-ce que cela veut dire ? se demandait Martin Paz.

— Voici mon portefeuille avec les cent mille piastres, répondit André Certa.

— Merci ! señor, dit Samuel en saisissant le trésor. Prenez vous-même ce reçu en échange. Je m’y engage à vous restituer le double de cette somme, si vous ne faites pas partie d’une des premières familles de l’Espagne ! »

Mais l’Indien n’avait pas entendu cette dernière phrase. Il avait dû plonger pour éviter l’approche de l’embarcation, et ses yeux purent voir alors une masse informe glisser rapidement vers lui.

C’était une tintorea, requin de la plus cruelle espèce.

Martin Paz vit l’animal s’approcher de lui, et plongea ; mais bientôt il dut venir respirer à la surface de l’eau. Un coup de queue de la tintorea frappa Martin Paz, qui sentit les visqueuses écailles du monstre froisser sa poitrine. Le requin, pour happer sa proie, se retourna sur le dos, entrouvrant sa mâchoire armée d’un triple rang de dents ; mais, Martin Paz ayant vu briller le ventre blanc de l’animal, le frappa de son poignard.