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martin paz.

« Qu’avez-vous ? lui demanda-t-il avec affection.

— Señor, c’est la fille de ce juif que j’aime !

— Une juive ! » fit don Végal avec un sentiment répulsif qu’il ne put maîtriser.

Mais, voyant la tristesse de l’Indien, il ajouta :

« Partons, ami, nous reparlerons de toutes ces choses ! »

Une heure plus tard, Martin Paz, revêtu d’habits étrangers, sortait de la ville, accompagnant don Végal, qui n’emmenait aucun de ses gens avec lui.

Les bains de mer de Chorillos sont situés à deux lieues de Lima. Cette paroisse indienne possède une jolie église. Pendant les saisons chaudes, elle est le rendez-vous de l’élégante société liménienne. Les jeux publics, interdits à Lima, sont ouverts à Chorillos pendant tout l’été. Les señoras y déploient une ardeur inimaginable, et, en pariant contre ces jolies partners, plus d’un riche cavalier a vu sa fortune se dissiper en quelques nuits.

Chorillos était encore peu fréquenté. Aussi don Végal et Martin Paz, retirés dans un cottage bâti sur le bord de la mer, purent-ils vivre en paix en contemplant les vastes plaines du Pacifique.

Le marquis don Végal, qui appartenait à l’une des plus anciennes familles espagnoles du Pérou, voyait finir en lui la superbe lignée dont il s’enorgueillissait à bon droit. Aussi son visage laissait-il apercevoir les traces d’une profonde tristesse. Après s’être mêlé pendant quelque temps aux affaires politiques, il avait ressenti un inexprimable dégoût pour ces révolutions incessantes, faites au profit d’ambitions personnelles, et il s’était retiré dans une sorte de solitude, que seuls les devoirs d’une stricte politesse interrompaient à de rares intervalles.

Son immense fortune s’en allait de jour en jour. L’abandon auquel ses domaines étaient livrés par le manque de bras l’obligeait à des emprunts onéreux ; mais la perspective d’une ruine prochaine ne l’effrayait pas. L’insouciance naturelle à la race espagnole, jointe à l’ennui d’une existence inutile, l’avait rendu fort insensible aux menaces de l’avenir. Époux autrefois d’une femme adorée, père d’une charmante petite fille, il s’était vu ravir, par une catastrophe horrible, ces deux objets de son amour !… Depuis lors, aucun lien d’affection ne l’attachait plus au monde, et il laissait sa vie aller au gré des événements.

Don Végal croyait donc son cœur bien mort, lorsqu’il le sentit palpiter de nouveau au contact de Martin Paz. Cette nature ardente réveilla le feu sous la cendre ; la fière prestance de l’Indien allait à l’hidalgo chevaleresque ; puis, lassé des nobles Espagnols, dans lesquels il n’avait plus confiance, dégoûté des métis égoïstes qui voulaient se grandir à sa taille, le marquis eut plaisir à