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martin paz.

Sarah avait coutume de faire de matinales promenades, suivie de ce serviteur, qui lui était tout dévoué.

Elle revêtit une jupe de couleur brune et une mante de cachemire à gros glands ; elle s’abrita sous les larges bords d’un chapeau de paille, laissant flotter sur son dos ses longues tresses noires, et, pour mieux dissimuler ses préoccupations, elle roula entre ses lèvres une cigarette de tabac parfumé.

Une fois en selle, Sarah sortit de la ville et se mit à courir par la campagne en se dirigeant vers le Callao. Le port était en grande animation ; les garde-côtes avaient eu à batailler pendant la nuit avec la goëlette Annonciacion, dont les manœuvres indécises trahissaient quelque intention frauduleuse. L’Annonciacion avait semblé attendre quelques embarcations suspectes vers l’embouchure de la Rimac ; mais avant que celles-ci l’eussent accostée, elle avait pu fuir et échapper aux chaloupes du port.

Divers bruits circulaient sur la destination de cette goëlette. Selon les uns, chargée de troupes colombiennes, elle cherchait à s’emparer des principaux bâtiments du Callao et à venger l’affront fait aux soldats de Bolivar, qui avaient été honteusement chassés du Pérou.

Selon d’autres, la goëlette se livrait simplement à la contrebande des lainages d’Europe.

Sans se préoccuper de ces nouvelles plus ou moins vraies, Sarah, dont la promenade au port n’avait été qu’un prétexte, revint vers Lima, qu’elle atteignit près des bords de la Rimac.

Elle remonta le fleuve jusqu’au pont. Là, des rassemblements de soldats et de métis se tenaient sur divers points de la rive.

Liberta avait appris à la jeune fille les événements de la nuit. Suivant son ordre, il interrogea quelques soldats penchés sur le parapet, et il apprit que, non-seulement Martin Paz s’était noyé, mais qu’on n’avait pas même retrouvé son corps.

Il fallut à Sarah, prête à défaillir, toute sa force d’âme pour ne pas s’abandonner à sa douleur.

Parmi les gens qui erraient sur les rives, elle remarqua un Indien aux traits farouches : c’était le Sambo, qui semblait en proie au désespoir.

Sarah, en passant près du vieux montagnard, entendit ces mots :

« Malheur ! malheur ! Ils ont tué le fils du Sambo ! Ils ont tué mon fils ! »

La jeune fille se redressa, fit signe à Liberta de la suivre. Cette fois, sans s’inquiéter d’être aperçue, elle se rendit à l’église de Sainte-Anne, laissa sa monture à l’Indien, entra dans le temple catholique, fit demander le père Joachim, et, s’agenouillant sur les dalles de pierre, elle pria pour l’âme de Martin Paz.