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le chancellor.

Robert Kurtis exprime dans la tasse de ferblanc un peu de l’eau contenue dans les plis d’une voile ; puis, il la goûte, et, à ma très-grande surprise, il la rejette immédiatement.

Je goûte à mon tour. Cette eau est plus que saumâtre ! On dirait de l’eau de mer !

C’est que les voiles, depuis si longtemps exposées à l’action des lames, ont communiqué à l’eau recueillie une salure extrême. C’est un malheur irréparable ! N’importe ! Nous avons confiance. D’ailleurs, il reste quelques pintes potables dans la barrique ! Et puis, la pluie est venue ! Elle reviendra !

xlvi

— 17 janvier. — Si notre soif s’est un instant calmée, la faim, par une conséquence naturelle, nous a repris avec plus de violence. N’y a-t-il donc aucun moyen, sans émerillon ni amorce, de s’emparer de l’un de ces requins qui fourmillent autour du radeau ? Non, à moins de se jeter à la mer, pour attaquer ces monstres à coups de couteau et dans leur propre élément, ainsi que font les Indiens des pêcheries de perles. Robert Kurtis a songé à tenter l’aventure. Nous l’avons retenu. Les requins sont trop nombreux, et ce serait se dévouer, sans aucun profit, à une mort certaine.

J’observe ici que si l’on peut parvenir à tromper la soif, soit en se plongeant dans la mer, soit en mâchant quelque objet de métal, il n’en est pas ainsi de la faim, et que rien ne peut suppléer la substance nutritive. D’ailleurs, l’eau peut toujours être produite par un fait naturel, — la pluie par exemple. Donc, si l’on ne doit jamais complètement désespérer de boire, on peut absolument désespérer de manger.

Or, nous en sommes arrivés là ! Pour tout avouer, quelques-uns de mes compagnons se regardent d’un œil avide. Que l’on comprenne sur quelle pente nos idées glissent, et à quelle sauvagerie la misère peut pousser des cerveaux obsédés par une préoccupation unique !

Depuis que les nuages orageux qui nous ont donné une demi-heure de pluie sont passés, le ciel est redevenu pur. Le vent a fraîchi un instant, mais bientôt il calmit, et la voile pend le long du mât. Le vent, d’ailleurs, nous ne le consi-