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journal du passager j.-r. kazallon.

Mais le bosseman ne veut pas agir sans que toutes les précautions aient été prises. L’émerillon est-il solidement attaché ? L’amarrage qui fixe la ligne au radeau tiendra-t-il contre les secousses ? Le grelin est-il suffisamment solide pour résister ? Le bosseman vérifie ces points importants. Cela fait, il laisse glisser son engin sous les flots.

La mer est transparente, et on distinguerait aisément un objet à cent pieds au-dessous de sa surface. Je vois descendre lentement l’émerillon empaqueté dans ce chiffon rouge, dont la couleur tranche nettement sur la masse bleue des eaux.

Passagers et matelots, nous sommes tous penchés au-dessus des pavois, gardant un profond silence. Mais il semble que les requins, depuis que cet appât a été offert à leur voracité, aient peu à peu disparu. Cependant, ils ne peuvent être éloignés, et toute proie, quelle qu’elle fût, qui tomberait à cette place, serait dévorée en un instant !

Tout à coup, le bosseman fait un signe de la main. Il montre une énorme masse qui se glisse vers le radeau, en effleurant la surface de la mer. C’est un requin, long de douze pieds, qui a quitté les eaux profondes et nage sur nous en droite ligne.

Lorsque l’animal n’est plus qu’à quatre brasses du radeau, le bosseman retire sa ligne doucement, de manière à amener l’émerillon sur son passage, et il imprime au chiffon rouge un léger mouvement qui lui donne l’apparence d’un objet vivant.

Je sens mon cœur battre avec une violence extrême, comme si ma vie allait se jouer sur un coup !

Cependant, le requin s’approche ; ses yeux injectés brillent à la surface des flots, et ses mâchoires, ouvertes démesurément, montrent, quand il se retourne à demi, leur palais payé de dents aiguës.

Un cri se fait entendre !… Le requin s’arrête et disparaît dans la profondeur des eaux.

Qui de nous a poussé ce cri, — involontaire sans doute ?

En ce moment, le bosseman se relève, pâle de colère.

« Le premier qui parle, dit-il, je le tue ! »

Et il se remet à sa besogne.

Après tout, il a raison, le bosseman !

L’émerillon est redescendu ; mais, pendant une demi-heure, aucun requin n’apparaît, et il a fallu immerger l’engin par vingt brasses. Cependant, il me semble qu’à cette profondeur les eaux sont troublées, et que ce trouble indique la présence des squales.