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journal du passager j.-r. kazallon.

redressés, les uns à genoux, les autres debout. Un juron formidable s’est échappé de la bouche du bosseman. Ce navire est encore à neuf milles de nous, et de cette distance il n’a pu apercevoir nos signaux ! Quant au radeau, ce n’est qu’un point dans l’espace, perdu dans une intense irradiation des rayons solaires. On ne peut le voir ! On ne l’a pas vu ! Le capitaine de ce navire, quel qu’il soit, s’il nous avait aperçus, aurait-il eu cette inhumanité de fuir sans venir à notre secours ? Non ! c’est inadmissible ! Il ne nous a pas vus !

« Du feu ! de la fumée ! s’écrie alors Robert Kurtis. Brûlons les planches du radeau ! Mes amis ! mes amis ! C’est notre dernière chance d’être vus ! »

Quelques planches sont jetées à l’avant, de manière à former un bûcher. On les allume, non sans peine, car elles sont humides, mais cette humidité rendra leur fumée plus épaisse, par conséquent, plus visible. Bientôt une colonne noirâtre monte droit dans l’air. S’il faisait nuit, si l’obscurité arrivait avant que le brick eût disparu, cette flamme serait visible, même à la distance qui nous sépare de lui !

Mais les heures s’écoulent, le feu s’éteint !…

Dans des circonstances pareilles, pour se résigner, pour se soumettre aux volontés divines, il faut sur soi-même une puissance que je n’ai plus ! Non ! je ne puis avoir confiance en ce Dieu qui rend nos épreuves plus terribles encore en y mêlant des alternatives d’espoir. Je blasphème, comme a blasphémé le bosseman !… Une main faible s’appuie sur moi, et miss Herbey me montre le ciel !

Mais c’en est trop ! Je ne veux plus rien voir, je me glisse sous la voile, je me cache, des sanglots s’échappent de ma poitrine…

Pendant ce temps, le navire a pris d’autres amures ; puis, il s’éloigne lentement dans l’est, et, trois heures après, les yeux les plus perçants n’en pourraient découvrir les hautes voiles au-dessus de l’horizon.

xliv

— 15 janvier. — Après ce dernier coup, nous n’avons plus qu’à attendre la mort. Elle sera plus ou moins lente, mais elle viendra.

Aujourd’hui, des nuages se sont levés dans l’ouest, et ils ont apporté quelques bouffées de vent. Aussi la température est-elle un peu plus supportable, et,